Le milieu culturel moscovite, au tournant du siècle, opposait un certain esprit de liberté et de non-conformisme au caractère plus compassé de l’autre capitale, Pétersbourg, ville de l’aristocratie et de la haute administration. Leur prospérité laissait à de nombreux industriels et commerçants (plus fréquemment installés à Moscou) d’importants loisirs. Le mécénat était un phénomène plutôt moscovite.

2Constantin Stanislavski, né en 1863 dans une famille d’industriels, les Alexiev (fabriquants de brocart), est l’émanation de ce milieu. La famille Alexiev réservait au théâtre tous ses moments de liberté – un théâtre de type familial qui tenait une place importante dans la vie mondaine de l’époque en Russie. Pour les enfants Alexiev, l’été se passait à monter des spectacles, à répéter et à jouer devant parents et amis.

3Il ne s’agissait pourtant que de loisirs : lorsque le futur Stanislavski décide de se consacrer au théâtre de manière semi-professionnelle, il est tellement incertain quant à la réaction paternelle qu’il prend, pour l’affiche, ce nom d’emprunt qu’il gardera toute sa vie - hommage à un acteur-amateur particulièrement admiré.

4Entre-temps, lors de voyages à Paris, il avait constaté que l’enseignement du Conservatoire, trop traditionnel, lui convenait mal, alors qu’il se sentait plus attiré par le théâtre de boulevard.

  1. C. Stanislavski.

5Ses véritables débuts se situent en 1887, avec la création d’une « Société d’art et de littérature », qui comprend, à ses côtés, un acteur professionnel déjà relativement célèbre, Fédotov, un professeur de chant, et le peintre Korovine, un de ceux qui participeront au renouveau pictural des années 1900-1910, en particulier dans les décors de théâtre. La « Société d’art et de littérature » comportait un cercle dramatique grâce auquel, tout en recevant une formation d’acteur, Stanislavski et ses amis commençaient à se produire occasionnellement sur de petites scènes (essentiellement dans des clubs). Dès ce moment, leurs spectacles révèlent un esprit de recherche et une volonté de renouveler la création théâtrale.

6L’école naturaliste avait commencé à bousculer les conventions du théâtre académique. Le symbolisme, cherchant des moyens d’expression nouveaux, avait encore exacerbé cette tendance.

7La troupe des Meininger, en Allemagne, s’était rendue célèbre dès les années 70 par ses recherches d’authenticité dans la reconstitution historique des costumes et des décors. Elle fondait son travail sur quelques principes qui, à cette époque, révolutionnaient l’art de la mise en scène : au nom du naturel, elle évitait le « jeu frontal », les acteurs n’étant plus tenus de déclamer face au public. Lorsque la vraisemblance de la situation l’exigeait, certaines tirades pouvaient être prononcées dos aux spectateurs. La théorie de la « quatrième paroi », posant l’existence d’une séparation invisible mais absolue entre la scène et les spectateurs, devait également contribuer à cet effet de naturel. Enfin, la figuration au sens strict était abandonnée : aucun rôle, même minime, même à peine perceptible pour le public, ne devait être interprété de façon passive.

8Ces nouvelles tendances de la mise en scène, qui ne se limitèrent pas aux Meininger (en France, elles furent suivies par le metteur en scène Antoine), suscitèrent l’intérêt du cercle de Stanislavski. Le théâtre de la « Société d’art et de littérature » se passionne aussi pour les effets de réel. Leur Chevalier avare, de Pouchkine, qui reconstitue dans les moindres détails une atmosphère médiévale, est un premier succès. Stanislavski, pour mieux se pénétrer de son rôle, s’était fait enfermer dans les souterrains d’un vieux château, où, un moment, il s’était cru oublié pour toujours !

9Dès l’abord, Stanislavski est classé par les critiques dans la catégorie des acteurs « de genre », c’est-à-dire destinés à des emplois très typés, surtout sociologiquement. Cette recherche très poussée de l’exactitude documentaire vivifiante parce qu’anti- conventionnelle, rencontre aussi, assez rapidement, ses limites : elles seront sensibles, en particulier, dans les mises en scène de Shakespeare. En dépit de toutes les études documentaires qui les auront précédées (pour Jules César, on était allé à Rome étudier et reconstituer tous les accessoires, y compris la texture des tissus antiques pour les costumes), certaines mises en scène manquent de force dramatique. Stanislavski le reconnaît : « Nous étions inférieurs à nos décors. »

10Son inventivité pratique lui permet, au contraire, de réussir dans les pièces fantastiques – La Cloche engloutie de Hauptmann, par exemple. Sur la scène russe, cette recherche d’authenticité, l’intimité du décor, le naturel du jeu, apparaissent comme des phénomènes novateurs, bien que la troupe de Stanislavski s’affirme aussi comme l’héritière des traditions du Théâtre Maly de Moscou – celles de la vérité psychologique.

11Le cercle de Stanislavski continuait à se produire sur des scènes de fortune. Jusqu’en 1902, il ne possède pas de salle de spectacle qui lui soit propre. En 1897, pourtant, la rencontre de Némirovitch-Dantchenko, dramaturge et critique théâtral, qui va très vite devenir le conseiller et l’administrateur de Stanislavski, aboutit à la création d’une troupe régulière, une véritable compagnie théâtrale. Ce nouveau théâtre (MKHAT : « Théâtre artistique de Moscou ») se proclame « accessible à tous » (« obscedostupnyj »). Stanislavski le veut ouvert à un public populaire. Mais ses préoccupations sociales et son caractère novateur lui attirent la méfiance du Conseil Municipal de Moscou, et les subventions espérées sont finalement refusées. Le financement de la nouvelle troupe se fera sur fonds privés, et même un peu plus tard grâce au mécénat, celui de l’industriel Morozov.

12La deuxième rencontre décisive – entre Stanislavski et Tchékov – est également due à Némirovitch-Dantchenko. Il avait assisté, en 1896, à la première représentation de La Mouette, au Théâtre Alexandre de Pétersbourg, qui avait été l’un des « fours » les plus mémorables dans l’histoire du théâtre russe, malgré la participation d’une grande actrice de type « lyrique » (selon l’expression d’Alexandre Blok), Vera Komissarjevskaïa dans le rôle de Nina. Par une sorte de malentendu, la pièce avait été présentée à un public petit- bourgeois pour l’anniversaire d’une actrice comique. On s’attendait à un vaudeville, et les spectateurs, déçus, réagirent par un scandale.

13Persuadé de la valeur de cette pièce, Némirovitch-Dantchenko se heurte d’abord à la résistance de Tchékov lorsqu’il lui propose de faire jouer La Mouette à Moscou : « Je ne présenterai pas ma pièce à Moscou. Plus jamais je n’écrirai pour le théâtre… » Finalement, le MKHAT est autorisé à renouveler l’expérience.

14En décembre 1898, c’est la première représentation à Moscou par la troupe de Stanislavski. Elle interprète là sa première oeuvre contemporaine, dont l’originalité repose sur l’absence de situations pathétiques traditionnelles et sur l’inaction apparente des personnages. Pendant les répétitions, Tchékov n’avait cessé d’insister sur la simplicité et l’intériorisation du jeu, et sur l’importance des silences.

15Bien que ses quatre « grandes » pièces s’échelonnent entre 1896 et 1904, année de sa mort, l’activité de Tchékov, auteur dramatique, n’est pas limitée à la fin de sa vie. Dès ses années de lycée, à Taganrog, il écrivait pour le théâtre et organisait des spectacles. Dans les débuts de sa carrière littéraire, les mêmes sujets revenaient parfois dans ses nouvelles et ses pièces – courtes (la plupart du temps en un acte), comiques, reposant sur une intrigue simple dont les ressorts appartiennent à la tradition du vaudeville (misogynie, goût du lucre, moeurs de la petite-bourgeoisie…). Dans les pièces comme dans les nouvelles, à cette époque, il recherche le succès facile, la vivacité, la légèreté.

16Avant 1896 cependant, trois pièces se détachent sur cet arrière-plan, à la fois par leur dimension et leur inspiration, qui annonce les « grandes » pièces de la fin. Ce sont : Ivanov, Platonov, L’Homme des bois. Mais, de l’avis même de Tchékov, elles en sont encore au stade de l’expérimentation. Par rapport aux nouvelles, l’auteur leur accorde peu d’importance. Mais elles montrent la place que tient la création théâtrale pour Tchékov, et les tâtonnements qui ont précédé l’élaboration des quatre pièces célèbres.

17Malgré les succès, la coopération entre Tchékov et Stanislavski s’est révélée dès le début très difficile. Le premier désaccord porte sur le personnage de Trigorine, dans La Mouette, interprété par Stanislavski. À son propos, Tchékov écrit dans une lettre à Gorki : « Trigorine… traverse la scène, et parle, comme un paralytique ; il est, certes, « privé de volonté », mais l’interprète a compris cela de telle façon qu’on a mal au cœur à le regarder ». Sa déconvenue était si forte qu’il aura du mal à croire, par la suite, que Stanislavski puisse être un excellent interprète d’Astrov dans Oncle Vania.

18La froideur relative de Tchékov, qui étonne Stanislavski lors de leur première rencontre après la première de La Mouette, n’est donc pas seulement due, vraisemblablement, à « son naturel peu expansif » (« Anton Pavlovitch me serra la main plus fort qu’à l’accoutumée, il eut un bon sourire… et c’est tout »).

19Un des principaux mérites de Stanislavski est l’invention du « paysage auditif. Au début de La Mouette, il doit créer l’impression du silence – ce qui est impossible au théâtre par la simple absence de bruit. Il imagine alors de la suggérer en faisant entendre le chant des grenouilles. Le succès même de ces trouvailles comportait pourtant un risque. En devenant trop systématiques et répétitifs, ces procédés lui attireront encore une fois les critiques de Tchékov. Les problèmes de bruitage deviennent vite une source de disputes tragi-comiques entre l’auteur et son metteur en scène. Dans une lettre à Olga Knipper (sa femme, qui était une actrice du MKHAT), au sujet de La Cerisaie, Tchékov se plaint : « Constantin Serguéiévitch veut, au deuxième acte, faire passer un train, mais à mon avis, il faut l’en dissuader. Il voudrait aussi des grenouilles, et puis des poules d’eau… ! » Le ton de certaines lettres à Stanislavski est révélateur : « Cher Constantin Serguéiévitch, la fenaison a lieu d’habitude vers les 20-25 juin ; or à ce moment, il me semble bien que les poules d’eau ne chantent plus, de même que les grenouilles. Le seul que l’on entende encore crier, c’est le loriot… »

20Les effets de lumière étaient, eux aussi, une des grandes découvertes de Stanislavski : le feu qui brûle dans la cheminée, la scène éclairée par la seule flamme d’une bougie… Mais il reconnaît lui-même qu’il avait tendance à en abuser dans sa volonté de stimuler la « mémoire affective ». Excédé, Tchékov avait parlé un jour d’écrire une pièce qui commencerait par ces mots : « Comme on est bien, quel silence ! On n’entend ni oiseaux, ni chiens, ni coucou, ni chouette, ni rossignol, ni horloge, ni clochettes, ni même le moindre grillon… »

21Ses didascalies étaient d’une précision, d’un laconisme et d’une intransigeance redoutables. Au premier acte de La Cerisaie, il insiste pour que Charlotte soit accompagnée d’un petit chien « hirsute, à moitié crevé, aux yeux chassieux… » Au deuxième acte, il demande un paysage à l’arrière-plan duquel "on peut distinguer la ville par beau temps…" Trigorine porte "un pantalon à carreaux et des chaussures percées", et Oncle Vania une cravate de soie : aux yeux de Tchékov, ces indications doivent suggérer à elles seules toute l’interprétation de ces deux personnages.

22La première de La Mouette, quoi qu’il en soit, fut un triomphe, malgré les inquiétudes de Stanislavski, angoissé de monter une pièce aussi novatrice, où le véritable drame n’est pas dans l’action mais « dans l’inaction des personnages », et conscient de sa responsabilité à l’égard de l’auteur, déjà très gravement malade à l’époque et traumatisé par son premier échec. De ce jour, l’image stylisée d’une mouette devint l’emblème du théâtre. Elle n’a jamais cessé, depuis, de figurer sur le rideau de scène et les programmes.

23Le MKHAT devient ainsi le théâtre attitré de Tchékov. Ses liens avec la troupe de Stanislavski sont tellement étroits qu’il lui arrive, en particulier dans La Cerisaie, de modifier certaines répliques en fonction des acteurs. En 1899, ils mettent en scène une deuxième pièce de Tchékov, Oncle Vania. À son propos, l’auteur emploie pour la première fois le terme d’« atmosphère », qui sera repris par Meyerhold et deviendra la principale définition du théâtre tchékovien. Paradoxalement, c’est la visée naturaliste qui favorisa la naissance d’un tel théâtre. L’intention de Stanislavski – remplir l’espace scénique d’objets familiers – contribua à la création de cette « atmosphère », mais à condition de rester suffisamment discrète. D’où le souci constant de Tchékov (qui correspond d’ailleurs à sa méthode narrative) : trouver le petit détail concret significatif, mais sans écraser la représentation sous l’abondance des objets. Il faut bien reconnaître que les mises en scène actuelles du MKHAT semblent confirmer les inquiétudes de Tchékov : la reconstitution scrupuleuse, pédante, d’un environnement véridique dans les moindres détails, contribue à figer les impressions et à exclure précisément cette notion d’atmosphère.

24Dans Oncle Vania, Stanislavski interprète Astrov, et Tchékov lui suggère seulement de jouer tout ce rôle « en sifflotant » – ce qui prend tout son sens dans une lettre à Olga Knipper du 2 janvier 1901 : « Les gens qui, depuis longtemps, portent en eux le malheur et s’y sont habitués, se contentent de siffloter, et prennent souvent l’air pensif. » Ce rôle fut l’un des meilleurs de Stanislavski, dont le jeu était tout en nuances.

25Pour Les Trois Sœurs, l’année suivante, le succès est moins éclatant : l’effet de surprise est passé ; 1905 approche et l’atmosphère sociale se modifie. Le pessimisme fin de siècle, l’humeur "décadente" suscitent moins d’échos. L’action politique apparaît de nouveau possible et souhaitable.

26Sensible à cette modification du climat social et lassé par ce qu’il considère comme un manque d’énergie dans le jeu de Stanislavski, Tchékov décide alors d’écrire quelque chose de vif, d’alerte, une « vraie comédie », selon ses propres termes. Il affirme, en mars 1901 : « Ma prochaine pièce doit absolument être drôle, très drôle, au moins dans sa conception d’ensemble. » À un autre correspondant il confie : « Je rêve d’écrire une pièce si drôle que le diable lui-même en perdrait son latin… » Cette pièce « drôle », c’est La Cerisaie.

27Entre l’auteur, ses interprètes, et le public, le malentendu commence alors, et il semble bien qu’il dure encore. Peut-on jouer La Cerisaie, avec sa coloration élégiaque si marquée, comme une pièce « gaie » ? Peu de metteurs en scène (à part peut-être Strehler, en accentuant le côté cabotin de Ranevskaîa) ont relevé cette gageure, et surtout pas Stanislavski. Pourtant, dès les premières répétitions, Tchékov s’insurge : « Pourquoi me dis-tu (il écrit à Némirovitch-Dantchenko)… que ma pièce est pleine de gens qui pleurent ? Où sont-ils donc ? La seule qui pleure, c’est Varia, et encore, pour la seule raison qu’elle est pleurnicheuse par nature. Ses larmes ne doivent susciter aucune tristesse chez les spectateurs… Et il n’y a pas de cimetière au deuxième acte… » Cette dernière phrase montre toute la subtilité des remarques scéniques de Tchékov : il s’agit, selon ses propres termes, d’un « ancien cimetière », dont il ne reste plus que « quelques pierres tombales »… Mais le plus étonnant, c’est que les didascalies de cette pièce comportent, presque à chaque page, « il pleure », « pleurant », « à travers ses larmes »…

28Il reproche aux acteurs de mener la pièce sur un rythme languissant : « Un acte qui devrait durer 12 minutes au maximum, vous mettez 40 minutes à le jouer. Tout ce que je peux dire, c’est que Stanislavski m’a bousillé ma pièce… » (Lettre à Olga Knipper). Il proteste énergiquement contre l’emploi du mot « drame » sur les affiches et dans les journaux.

29Stanislavski, comme il le dit lui-même, redoutait le rôle de Lopakhine que Tchékov lui réservait : « Il faut avoir une très grande maîtrise du ton pour pouvoir donner au personnage une coloration vécue, quotidienne »… « On dit que je réussis mal dans les rôles de marchands… Il est vrai que Lopakhine est bienveillant, tout en ayant de la force de caractère. Et la Cerisaie, il l’a achetée un peu malgré lui, il en a même eu honte ensuite… »

30Il se laissera finalement convaincre de jouer ce rôle. Mais pour le ton général de la pièce, c’est la volonté du metteur en scène qui semble bien l’avoir emporté sur celle de l’auteur, et il s’agit d’un malentendu heureux, puisqu’elle connaît un véritable triomphe.

31Est-il vraiment possible, d’ailleurs, de la jouer comme une comédie au sens strict ? La note lyrique, en tous cas, avait été suggérée par Tchékov lui-même : « Au premier acte, on voit par la fenêtre, des cerisiers en fleurs, tout un jardin blanc. El les dames sont en robes blanches. » (Lettre à Stanislavski). Lorsqu’il écrit à Némirovitch-Dantchenko, « cette pièce, je l’appellerai comédie », on voit bien que, pour l’auteur lui-même, la définition ne semble pas aller de soi. Peut-être Tchékov, instruit par l’habitude, avait-il peur de voir Stanislavski en faire trop, et perdre ainsi une distance ironique que rendait particulièrement nécessaire la coïncidence entre le destin du verger promis à la destruction et celui de Tchékov au seuil de la mort. On pourrait aussi expliquer son agacement par la crainte de perdre la polysémie, le flottement de sens qu’il s’appliquait à dégager. Après la coloration élégiaque du spectacle de Stanislavski, c’est une note vraiment tragique que Meyerhold imposera aux mises en scène de cette pièce, lui qui voyait dans La Cerisaie « la tragédie de l’Effroi et du Destin ». Tchékov meurt en juillet 1904.

32Cette conception du théâtre, envisagé non plus comme un divertissement mais comme la quintessence de l’art et l’objet d’un culte, conception que défend Stanislavski, assure le succès du MKHAT. Lors de sa tournée à Pétersbourg, en 1904, le peintre Doboujinski (un des fondateurs du premier groupe moderniste en peinture russe, le Monde de l’art) rappelle, dans ses Souvenirs, l’effet de surprise de ce spectacle, où la musique légère habituellement jouée pendant les entractes était supprimée, où les retardataires n’étaient pas admis, où même les applaudissements pendant la durée de la représentation étaient prohibés. Au lieu de se lever, le rideau de scène s’ouvrait, ce qui donnait à la représentation un caractère intimiste. Mais surtout, l’aspect artificiel des procédés scéniques, en particulier l’emphase de la diction, avait disparu.

33Pourtant, Doboujinski remarque l’insuffisance des décors sur le plan de la technique picturale. Il est vrai que le caractère rudimentaire des toiles de fond, par exemple celle d’Oncle Vania (un mur terne et un escalier assez mal peint) surprend aujourd’hui, lorsqu’on regarde les photos des premières représentations, tellement on est habitué à l’idée que les mises en scène de Stanislavski atteignaient à une sorte de perfection matérielle sur tous les plans. Mais pour les peintres pétersbourgeois de ces années-là – années de renouveau néo-classique – ces mises en scène manquent d’éclat et de perfection formelle. Stanislavski en est conscient et il obtient bientôt la collaboration d’un peintre appartenant au Monde de l’art : Simov.

34À la suite de ce voyage à Pétersbourg, touché par les idées nouvelles, Stanislavski éprouve la nécessité de dépasser l’influence du naturalisme. C’est là qu’il fait la connaissance du poète Alexandre Blok, le chef de file du symbolisme russe. Pour Blok, bien qu’il apprécie en Stanislavski le désintéressement absolu et le culte de l’art, le renouvellement dû au théâtre réaliste est assez limité, les effets de vraisemblance pouvant tomber à leur tour dans la routine.

35La mise en scène de La Cerisaie lui laisse une impression de « déjà vu ». Son scepticisme rejoint celui de Stanislavski, pour lequel, de son propre aveu, cette pièce représentait plutôt un point d’aboutissement, un « air connu », déjà dépassé, même s’il continuait encore à plaire.

36D’autre part, Blok admire profondément Stanislavski pour sa vision globale de l’acteur-artiste, exprimant la totalité de l’expérience humaine par la « mise en jeu » de sa vie sur la scène. À travers la « formation de l’acteur », ce que visait Stanislavski, et Blok tout aussi bien, c’était la formation de l’homme lui-même, l’« homme nouveau » appelé à transfigurer la vie.

37Leurs efforts communs pour monter deux drames symbolistes de Blok, La Rose et la Croix et La Chanson du destin, n’aboutiront pas. Mais 1905 est une année-tournant pour Stanislavski, au cours de laquelle il se rapproche de Meyerhold, plus radicalement moderniste, et envisage le travail en « studio » – structure plus légère, mieux adaptée à un travail expérimental, pédagogique, centré sur la formation de l’acteur. Pourtant, il reste très sceptique sur lui-même et ses propres possibilités de renouvellement. Il écrit à cette époque : « Je suis un incorrigible réaliste, mes recherches en art ne sont que de la coquetterie ; en fait, au-delà de Tchékov, mon chemin s’arrête… »

38Et en effet, dans les années suivantes, sans doute encouragé par la modification de l’atmosphère sociale où les luttes politiques passent au premier plan, Stanislavski met en scène deux pièces de Gorki, Les Petits-Bourgeois, et Les Bas-Fonds. Ici, l’inventivité du metteur en scène contribue à étoffer un texte beaucoup moins dense et subtil que celui de Tchékov, et aussi, pour cette raison, moins contraignant. Le projet de Gorki est une peinture sociale accusatrice, celle des déshérités de la grande ville moderne. Toujours poussé par le même souci d’exactitude scrupuleuse, Stanislavski va jusqu’à visiter les asiles de nuit où l’on recueille les clochards. Il éprouve le besoin d’ajouter au texte une foule de détails concrets (c’est là qu’il fera merveille avec ses nouvelles techniques d’éclairage), et de préciser dans ses détails le passé des personnages, dont l’acteur doit tenir compte pour se pénétrer du rôle.

39Cette recherche est celle d’un théâtre total : la représentation ne se limite pas à l’espace scénique, il convient de faire deviner la vie derrière la scène. Plus tard, lorsqu’il utilisera un plateau tournant (par exemple pour Othello), il tiendra à ce que les acteurs commencent à jouer avant d’être devant les spectateurs, et continuent bien après qu’ils aient cessé d’être aperçus.

40D’une façon générale, la première partie de la carrière de Stanislavski (jusque vers 1910) est marquée par la prééminence du metteur en scène sur l’acteur. Les effets de groupe, les tableaux de foule, les inventions pratiques (une vitre couverte de buée, une gaze tendue sur le devant de la scène pour suggérer une atmosphère de rêve), accaparent l’essentiel de son attention.

41La période de crise qui va suivre, pendant laquelle il se sent prisonnier d’une routine qu’il a lui-même contribué à créer et se heurte aux limites de la mise en scène réaliste, le conduit à recentrer son intérêt, à le reporter sur l’acteur. Sur son travail de metteur en scène, il en vient à écrire : « Je n’aime pas cette activité, et je ne m’y résigne que par nécessité. » L’effet de vérité créé par un spectacle n’est pas seulement produit, pense-t-il maintenant, par l’exactitude documentaire dans la réalisation des décors : il faut surtout que l’acteur sente une coïncidence profonde entre son « moi » et le rôle qu’il joue. Cette manifestation authentique de l’« homme intérieur » est ce qui emporte l’adhésion du spectateur.

42De plus, l’inspiration caractéristique de cette époque où l’on pressentait l’approche d’une révolution, et sa nécessité, est sensible dans les crises traversées par Stanislavski lorsqu’il écrit : « … il faut apprendre à représenter la vie au théâtre, non pas telle que la perçoit la conscience quotidienne, mais telle qu’elle apparaît dans les moments de plus grande lucidité spirituelle… » Cette lucidité d’ordre supérieur découvre un « homme nouveau », gage du renouvellement de la vie.

43Le travail sur l’acteur est donc un travail sur l’homme lui-même : cette prise de conscience inaugure une nouvelle période de réflexion, au cours de laquelle il se concentre sur le travail de l’acteur et sur sa propre activité de pédagogue. Par deux fois au cours de sa vie, et chaque fois pour des raisons de renouvellement, il se tournera vers le travail en studio – la seconde fois au cours des années 20, mais alors, de plus, sous la contrainte de la pénurie et de la censure.

44Sans vraiment abandonner la notion de « réalisme », puisqu’il parle de « réalisme psychologique », c’est l’époque (1910-1917) où il commence à élaborer son système de formation de l’acteur. L’unité psycho-physique de l’individu est le présupposé qui se trouve à la base de ce « système ». Grâce à elle, chaque attitude est signifiante et, à l’inverse, correspond à une disposition intérieure qu’il convient de préciser pour que cette attitude soit comprise par le public conformément à la volonté de l’acteur et du metteur en scène. Le « paysage sonore », les effets de lumière et toutes les inventions concrètes de Stanislavski ont ce même but : stimuler la « mémoire affective » du spectateur mais, avant lui, de l’acteur, afin de créer la disposition intérieure nécessaire pour donner au jeu son maximum de crédibilité et tout son pouvoir de révélation.

45Si l’ensemble de la mise en scène répond à une grande idée directrice (un « projet d’ensemble »), chaque action envisagée séparément doit aussi comporter son intentionalité propre : l’immobilité même n’est ni une passivité, ni une absence, et sa résonance dans la sensibilité du public dépend de la disposition intérieure qu’elle exprime. Les interrelations entre cette disposition intérieure et les effets visibles du comportement peuvent faire l’objet d’une connaissance presque exacte, d’une sorte de science, et Stanislavski consacrera une grande partie de sa vie à élaborer une sorte de théorie du comportement appliquée à l’art du théâtre.

46En 1917 et immédiatement après, sa position est ambiguë. La révolution et ses implications culturelles correspondent bien à ses préoccupations sociales, à son rêve ancien de créer pour un public populaire, habituellement éloigné du théâtre. Mais les difficultés matérielles s’accumulent et rendent le travail impossible dans des conditions normales : l’absence de chauffage oblige les acteurs à répéter en manteau. Les restrictions en matière de logement, ajoutées à toutes les autres manifestations de la pénurie, conduisent Stanislavski à établir son théâtre dans son propre appartement. C’est ainsi que, pendant les années les plus dures qui suivent la révolution, sa troupe continue à subsister.

47Lorsque la révolution éclate, c’est un artiste déjà pleinement reconnu. Son théâtre est une sorte d’institution dans la vie culturelle russe. Mais au cours des années 20, les tendances plus radicalement novatrices vont l’éclipser. Considéré comme un "réaliste bourgeois", étranger aux abstractions, il est dépassé par ceux qui se proclament révolutionnaires en art - par le théâtre constructiviste de Meyerhold, Taïrov…

48Toujours préoccupé d’action immédiate sur la sensibilité du public, et convaincu par là d’opérer dans les mentalités un changement en profondeur bien que difficilement mesurable, il est très loin du théâtre à thèse. Un propos politique au sens strict l’intéresse moins qu’une transformation à long terme de l’« homme » – qui est déjà, en soi, une notion très critiquée à l’époque. Sa forme de sensibilité, caractéristique de l’intelligentsia russe au début du siècle, ne l’incite pas à la sympathie pour la violence révolutionnaire. Sans rupture visible avec le nouveau régime, il demeure cependant un peu en retrait.

49Paradoxalement, l’absence de recherches ouvertement révolutionnaires ou de tendances « prolétariennes » (en plus de sa très grande gloire passée) le protégeront pendant les années du stalinisme, marquées par le retour du conservatisme en art. Lui qui n’a jamais fait acte d’allégeance au nouveau régime (ses nœuds papillons semblent une sorte de défi aux « vestes de cuir » des maîtres du jour) se trouve alors récupéré, utilisé comme un garant culturel du régime soviétique – comme en témoigne la tournée triomphale et tragique (à cause de la menace qui pesait sur chaque rencontre et lui interdisait de revoir librement ses vieux amis émigrés) qu’il fit en France en 1937, un an avant sa mort, jouant par une sorte de malentendu entretenu par Staline le rôle d’un émissaire culturel officiel de l’État soviétique.

50Pendant les années 30, il privilégie l’aspect fantaisiste, divertissant, des mises en scène, laissant de côté toute ambition novatrice. Il monte pourtant une pièce d’actualité, ou presque : Les Jours des Tourbine de Boulgakov, qui peint d’une manière nuancée, non dogmatique, les nouvelles conditions de vie créées par la révolution. À vrai dire, cette pièce est rapidement retirée de l’affiche.

51Ses dernières années sont surtout consacrées à ses oeuvres théoriques (La Formation de l’acteur, La Construction du personnage – elles ont toutes été traduites en français) et à ses souvenirs. Ma Vie dans l’art est traduit en français en 1934 avec une préface de Jacques Copeau. Stanislavski meurt en 1938.

 

Marathon du théâtre russe

Arlette et son metteur en scène, Murièle Agherman

Arlette et son metteur en scène, Murièle Agherman

Le plus grand événement de l’année du théâtre sera le marathon du théâtre russe, qui débutera le 18 janvier 2019 et durera jusqu’à la fin de l’année. 85 régions de la Russie participeront au marathon. Il commencera à Vladivostok, situé sur la côte de l’océan Pacifique. Les théâtres de différentes villes se déplaceront d’est en ouest, puis le marathon atteindra Kaliningrad, le point le plus occidental du pays. De juin à novembre 2019, les Olympiades du théâtre se dérouleront en Russie, auxquelles participeront non seulement des théâtres russes, mais aussi 30 théâtres du monde entier – les nouveaux et anciens théâtres de Pologne, le Bulandra roumain, le Kammerspiele allemand et beaucoup d’autres. Le programme olympique comprendra également des conférences, des master classes, des réunions de création et des conférences scientifiques. Des manifestations auront lieu non seulement dans la capitale du nord, mais également dans les régions russes – de la Crimée à l’Extrême-Orient. Les événements annuels liés au théâtre au niveau international ont été intégrés avec succès au programme de l’Année du théâtre. Par exemple, le Festival international de ballet «Dance open», qui se tient chaque année à Saint-Pétersbourg. Sous l’emblème du festival, des troupes de ballets russes et étrangères sont présentées, ainsi que des concerts de gala avec la participation de grandes stars de l’art chorégraphique. Le festival aura lieu en avril. Vous pouvez consulter le programme et acheter des billets ici. En mai, le IVe Concours international des réalisateurs de jeunes opéras «NANO-OPERA» se tiendra au théâtre musical de Moscou «Helikon-Opera». Le concours offre aux réalisateurs novices une occasion unique de s’exprimer en collaboration avec des artistes professionnels et au public de voir comment des scènes de représentations lyriques sont créées à leurs yeux et de s’immerger dans les subtilités du métier de réalisateur d’opéra. Le site officiel du projet est ici. En septembre-novembre, nous attendons le festival international «Contexte». Diana Vishneva ”qui donne aux téléspectateurs accès aux meilleures réalisations du monde de la danse contemporaine. Chaque année, dans les salles de Moscou et de Saint-Pétersbourg, le festival présente au public, en première mondiale, des collaborations uniques, des productions saluées par la critique et créées par des chorégraphes célèbres et de jeunes metteurs en scène, ainsi que des documentaires sur la danse et un large éventail de films. programme éducatif. Le site officiel du festival est ici. En octobre aura lieu le festival international «École» du festival-école d’art contemporain. L’objectif principal du festival-école est de réunir les professionnels du théâtre, de la danse, des arts visuels et musicaux et de créer un spectacle qui familiariserait le spectateur avec les arts de la scène les plus pertinents de différents genres. Au cours des dix années d’existence de l’école du festival, le public a assisté à des représentations, expositions, représentations des meilleurs théâtres et équipes du monde – Rimini Protokoll, Dimitris Papaian, Joseph Naj, mouvement Chunky, Arpad Schilling, Romeo Castellucci, Sidi Larbi Sherkawi, Falk Richter et Akram Khan. Pour la première fois, le festival se déclare non seulement comme un spectacle, mais aussi comme une école d’art contemporain, qui n’avait pas d’analogue en Russie. Des dizaines d’étudiants de nombreuses villes de Russie se rendent sur le «territoire» pour prendre part à des classes de maître animées par des professeurs, directeurs, acteurs, chorégraphes et artistes de renom de différents pays. Dans toute l’histoire du festival, les étudiants ont eu l’occasion de rencontrer des réalisateurs tels que Declan Donellan, Thomas Ostermeier, Joseph Nadj, Dmitry Krymov, Lev Dodin et Alexey German-Junior. Le site officiel de l’événement est ici. De plus, dans la nuit du 18 au 19 mai 2019, les villes de Russie organiseront la Nuit des musées annuelle (qui, outre la Russie, se déroule dans 42 pays européens). Chaque année, les musées, galeries, bibliothèques, salles d’exposition et de concerts des villes russes préparent un programme spécial pour la Nuit des musées. Le thème de la «Nuit des musées» en 2019 est «Éléments». L’annonce de l’événement est ici. Le dernier week-end du mois d’août, l’action annuelle «Movie Night» se déroule dans toute la Russie. Et dans la nuit du 2 au 3 novembre, des concerts, des conférences, des spectacles et des représentations auront lieu dans tout le pays dans le cadre de la «Nuit des arts». Si vous aimez le théâtre et serez en Russie en 2019, ne manquez pas l’occasion de visiter les événements du programme. Le programme complet de l’Année du théâtre en Russie est disponible ici (en russe). 0 Suivez-nous sur Facebook! Comment faire cuire le bortsch russeVous avez des questions sur la langue russe? Demandez à des professeurs professionnels!

https://youtu.be/83SH0sP_gZQ

Aucune vidéo n'a été insérée

Arlette Najsztat / Comédienne

Prochainement sur scène

Formules sur le sens du théâtre et l''art du comédien

Jouvet : Formules sur le sens du théâtre et l'art du comédien

Publié le 15 août 2008 par Maltern

Louis Jouvet 1887-1951 : Quelques formules sur le sens du théâtre et le métier de comédien

* Pas de théorie ni de science du théâtre : « Le théâtre reste une énigme ; aux questions qu'il pose, les réponses ne peuvent se constituer en système. »

« Il n'y a pas de définition du théâtre. Il n'y a pas d'explication de cet acte étrange qu'est une représentation. »

* Pourquoi aller au théâtre ? pour contempler son reflet mais aussi pour être troublé devant le vertige d'une effigie : « Par un étrange goût dont on n'a pas encore trouvé et dont on ne trouvera sans doute jamais toutes les raisons, dans ce refuge, dans ce faux paradis, dans ce lieu que des métamorphoses dérisoires, des supercheries puériles, une magie enfantine rendent le plus vain, le plus fallacieux, le plus inutile de tous les lieux humains, mais où l'homme apporte cependant ce qu'il y a de plus pur, de plus désintéressé, de plus sincère au moment où il y pénètre... l'homme se regarde lui-même... L'homme vient au théâtre pour se contempler à travers ses semblables, pour se refléter dans l'acteur qui est sur la scène... Il devient son propre miroir... Il croit qu'il se voit. Il vit de cette autre présence, de cette vision. Ce n'est qu'un vertige. En fait, on peut dire aussi bien qu'il cesse d'exister. » [Témoignages sur le théâtre, p. 187].

* Une fonction spirituelle et quasi mystique du théâtre, contre les « tranches de vie »

« Pour moi, le théâtre est chose spirituelle ; un culte de l'esprit ou des esprits. » Ou encore : « Le théâtre est une de ces ruches où l'on transforme le miel du visible pour en faire de l'invisible. » [Interrogations sur le théâtre]

[Pour un « théâtre d'art », - qui ne soit pas de recherche comme l'expression le recouvre souvent -, investi d'une mission, Désir de restaurer la convention théâtrale et de servir le texte. Jouvet Dresse un véritable réquisitoire contre le théâtre réaliste, naturaliste, celui des « tranches de vie ». ]

* Retour vers la tradition ? Amoindrissement du spirituel, la mort de l'imagination et du merveilleux, vulgarité du langage. « Abandonnée par la poésie, dépouillée de sa magie, cette merveilleuse convention théâtrale que nous avaient léguée les classiques semble à jamais perdue et son caractère spirituel est remplacé par une convention nouvelle : l'invention du "quatrième mur". Il s'agit donc de tenter de "retourner" à la vraie tradition du théâtre. Si le théâtre d'aujourd'hui tend vers quelque chose, c'est vers une vie où le spirituel paraît avoir reconquis ses droits sur le matériel, le verbe sur le jeu, le texte sur le spectacle. »

Regagner l'intimité avec le public, lutter contre la débauche des décors ou des scènes majestueusement machinées et truquées. Il s'agit de revenir à un plateau épuré, à un décor cherchant au plus juste à manifester « l'état d'esprit » de la pièce.

* Dédoublement du comédien ? Jouvet connaît bien la thèse de l'identification à son personnage du comédien qui joue « de coeur », qui présupposerait la possibilité d'un dédoublement de la personnalité, telle qu'elle est énoncée dans le Paradoxe sur le Comédien de Diderot. Jouvet n'a pas l'esprit de système : il préfère parler de « disponibilité », de goût pour la métamorphose, de ne plus avoir une vie mais des vies multiples, se composer chaque jour une individualité nouvelle, satisfaire un besoin permanent d'évasion et d'incarnation.

Acteur ou comédien... ? De ce point de vue, Jouvet avait établi une distinction professionnelle entre acteur et comédien. « L'acteur ne peut jouer que certains rôles ; il déforme les autres selon sa personnalité. Le comédien, lui, peut jouer tous les rôles. L'acteur habite un personnage, le comédien est habité par lui. » [Réflexions du comédien, 1938]

Il s'agit donc pour le comédien de se désincarner de lui-même afin d'approcher, par le travail et la discipline, par l'imagination vive et la sensibilité, une présentation du personnage et témoigner pour lui auprès du public.

Dans son Propos sur le comédien, Jouvet pointe trois phases par lesquelles le comédien passe.

Il connaît d'abord celle de la vocation, de la sincérité, l'illusion d'être autre qui trouble sa personnalité et son existence.

Puis vient la phase de la désillusion, lorsque le comédien commence à se rendre compte que la possession du personnage est illusoire.

Il découvre alors la simulation, la convention théâtrale et les contraintes. La vérité du théâtre n'est pas une vérité réelle, le spectateur et l'acteur le savent tous les deux.

Enfin, la phase intuitive, rarement atteinte, est celle où la sensibilité du comédien s'égale au sentiment : « Blotti, logé dans l'œuvre, l'acteur vit au sein de cette œuvre une histoire qui s'accomplit avec lui. Il comprend que la création du poète dramatique est un état intérieur, une sympathie révélatrice... Ceci ne peut s'accomplir par la pensée, mais seulement par un état sensible, une pratique secrète du texte par quoi le personnage est délivré... Jusqu'ici l'acteur avait voulu jouer pour être autre ou plus que lui-même. Il joue maintenant pour être mieux. » [Propos sur le comédien, p. 217]

* « Tu n'as pas l'âme ni le coeur des personnages. Ce sont des mots que nous employons pour désigner un état de vie, traduire cette vie supérieure que tu agites, dont tu fais des remous sur l'assistance. Tu n'incarnes rien. Tu es plus ou moins "incarné par" et ceci est le point essentiel. C'est cela que j'appelle le "comédien désincarné"; c'est quand tu n'es plus toi-même, mais seulement le mannequin, ce vide, ce creux, inconscient, et conscient de cette inconscience, de cette modestie, de cette servilité humble - vide-toi de toi-même; c'est le commencement de cette pratique

[...] C'est de cela qu'il faut profiter, de cette pureté, de ce vide de soi qu'aucun autre ne peut atteindre sauf le mystique, sauf le fervent, sauf l'illuminé.

L'illumination du théâtre, ce n'est pas celle de la rampe, mais des âmes.

[Louis Jouvet, Le comédien désincarné, 1954, Flammarion]

* « On ne sera jamais Alceste. Alceste est un personnage qui existe avant nous, et qui existera après nous... Le personnage classique est quelqu'un qui existe beaucoup plus que nous. ». Pour approcher ce personnage, il ne faut pas venir avec une conception, une intention toutes faites. Le travail du comédien procède de la sensation jusqu'au moment où le sentiment juste apparaît. »

Avec Madeleine Ozeray dans l' Ecole des femmes en 1938

* Qu'est-ce qu'enseigner le théâtre ? « (L. Jouvet) Ce qui m'intéresse, ce n'est pas de fournir des premiers prix bien vernis, c'est de vous donner le contact avec vous-mêmes, sur des choses que j'ai expérimentées avant vous, des réflexions que j'ai faites à force de jouer la comédie pendant trente ans, que j'applique à ce que vous êtes. Je voudrais que vous sentiez en vous mon expérience. C'est ça la tradition d'un métier, que ce soit pour un métier manuel ou un autre. Il y a dans un métier manuel, en plus d'une expérience technique, une sensibilité proprement dite. Ce n'est pas seulement qu'il faille faire quelque chose de telle manière parce que c'est ainsi. Quand un artisan dit: Il ne faut pas faire ça ainsi, cela tient à des raisons profondes, à la connaissance parfaite qu'a l'artisan soit de la matière qu'il emploie, soit de l'usage auquel est destiné l'objet qu'il veut faire, et que seule l'expérience peut lui donner.

Ce qu'il faut que vous appreniez, en trois ans (et le métier de comédien serait le premier du monde si vous appreniez cela), c'est à vous connaître vous-mêmes. Le "connais-toi toi-même" de la philosophie antique, c'est tout le métier du comédien, tout son art. Se connaître soi-même par rapport à Alceste ou à Marguerite Gauthier, ce n'est pas donné à tous les gens qui font de la philosophie. »

[Louis Jouvet, Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle, cours au conservatoire, publié s en 1968, Gallimard]

* Plus qu'une articulation, la diction est la rencontre d'un style : « (Jouvet) il y a différents styles comme il y a différents auteurs. Quand vous aurez compris ces différents styles des différents auteurs, vous aurez le secret de la diction. On ne doit pas jouer Marivaux, Musset, Beaumarchais, Racine de la même manière.

Tu le comprendrais si tu avais joué une pièce de Bernstein, écrite avec des points de suspension, des interjections, à côté d'une pièce de Giraudoux, où il y a une phrase qui commande par son style un mécanisme différent de la sensibilité de l'acteur. Le mécanisme de la sensibilité chez l'acteur, la façon dont il dispose sa sensibilité, est fonction de l'écriture de la scène. Tu ne peux pas te comporter sensiblement dans une phrase de Marivaux comme dans un vers de Victor Hugo. C'est cependant ce qui caractérise à peu près, à l'heure actuelle, l'exécution de ce répertoire. »

[Louis Jouvet, Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle, cours au conservatoire, publié s en 1968, Gallimard]

* « Pétrir » le texte l'exercice de diction équivaut à un pétrissage.

« Jouer une scène, c'est d'abord la dire. »

 « En le disant simplement dans la clarté de la diction, tu te sentiras atteint par ce qu'il y a à l'intérieur du texte. »

* Le texte contient l'état physique dans lequel il a été créé : « S'informer de l'action d'une pièce par la lecture d'un petit résumé en espagnol imprimé sur le programme paraît insuffisant et en tout cas, peu commode pour suivre un spectacle. A cette objection que je faisais à un jeune étudiant colombien, celui-ci me répondit, qu'il éprouvait cependant de grandes satisfactions car il croyait comprendre parfaitement. « [...] je ne sais pas non plus le latin et j'entends parfaitement la messe. »

Cette assimilation hardie, cette comparaison, place le débat dans son vrai sens: le but du théâtre n'est pas de faire comprendre mais de faire sentir

[...].Le texte contient l'état physique dans lequel il a été créé. Les mots d'une phrase ou d'un vers sont les traces et les cicatrices des sentiments du poète. L'essentiel d'une phrase ou d'un vers ne relève ni de la grammaire ni de la syntaxe ni de la rhétorique, ni même paradoxalement de sa signification immédiate, mais des sensations et des sentiments que le poète a cristallisés en écrivant ses mots ou ses phrases.

[...] Le texte, le langage, apparaît ainsi la profonde émanation de ceux qui l'ont formé, de ceux qui le parlent; il est le plus haut témoignage de leur façon de vivre et de penser.

Dans une nation, le langage et le vocabulaire contrôlent l'inspiration des poètes, l'esprit et les moeurs du public. »

[Jouvet, Prestiges et perspectives du théâtre français : Quatre ans de tournée en Amérique latine 1941-1945, 1945, Gallimard]

* Entre dire le texte et jouer le rôle : « (Elle) Je vois bien ce que je veux faire, mais je n'y arrive pas toute seule. (Jouvet) A chacun des mots que tu dis, il faut que tu sentes ce que ça représente. A chacun des mots que tu dis, il faut que le sentiment monte en toi, que tu sois baignée par ce que le mot exprime. Si tu fais cet exercice, en appelant en toi, à mesure que tu penses le mot, le sentiment que ce mot exprime, à un moment donné, les sentiments monteront en toi au fur et à mesure avec tant d'intensité que tu pourras presque jouer intérieurement le texte sans le dire, que tu seras obligée de le dire. A ce moment-là, tu joueras le rôle. »

[Jouvet, Tragédie classique et théâtre du XIXe siècle, cours au conservatoire, publiés en 1968, Gallimard]

 « Le théâtre multiplie, amplifie en nous la vie, et, plus et mieux qu'aucune autre occupation, la met en forme d'énigme; seule réponse si l'on peut dire, si l'énigme peut se dire réponse. Et il me paraît que cette énigme n'a de réponse que dans l'invention ou l'imagination d'un au-delà avec lequel nous communiquons incompréhensiblement par la poésie, par "l'esprit", par une interprétation de la réalité.

[...] Le théâtre est fait pour apprendre aux gens qu'il y a autre chose que ce qui se passe autour d'eux, que ce qu'ils croient voir et entendre, qu'il y a un envers à ce qu'ils croient l'endroit des choses et des êtres, pour les révéler à eux-mêmes, pour leur faire deviner qu'ils ont un esprit et une âme immortels.

Comment? de quelle façon? Ceci ne me regarde plus, ou plutôt cela me regarde, mais en tant qu'intermédiaire.

Au moins le théâtre est fait pour se mystifier soi-même et les autres; j'entends non pas abuser de la crédulité pour l'amusement, mais créer la contemplation, l'extase, la méditation, pour s'initier aux mystères qui nous entourent et que nous portons en nous ».

Fabrice Luchini : Je ne vois pas comment les acteurs peuvent vivre sans théâtre

Propos recueillis par Louis Guichard Publié le 21/09/2012

 

Fabrice Luchini est au sommet de sa popularité, de son art, de son charisme et de sa bizarrerie. Lui qui a ramé pendant vingt ans, de 1970 à 1990, pour devenir une vedette, enchaîne les films millionnaires en entrées (Potiche, Les Femmes du sixième étage), remplit toujours les théâtres rien qu'en disant des textes seul en scène. Et il ne se sent pas encore « apte à la canne à pêche ».

Ivre de citations (Céline et Jouvet d'abord), porté par ses propres fulgurances, prompt à imiter debout confrères, consœurs ou metteurs en scène célèbres, il fait son grand show dans la cuisine de son appartement, commente à sa manière l'actualité : « "Le drame, c'est qu'aujourd'hui la bêtise pense", Jean Cocteau. » Cet automne, il sera un Jules César dépressif et en 3D dans Astérix et Obélix, Au service de Sa Majesté et, sur les planches, (à nouveau) la voix du pamphlétaire Philippe Muray. Mais on le verra surtout, au cinéma, se surpasser dans son emploi d'intello perdant peu à peu le contrôle - Dans la maison, de François Ozon. La conversation a lieu un jour où la demande de nationalité belge de Bernard Arnault est dans tous les esprits...

Deux millions de spectateurs pour vos deux derniers films sortis en salles : vous êtes un roi du box-office. Prêt pour les 75 % d'imposition ?
Une chose est sûre, je ne vais pas m'exiler fiscalement. Je citerai
 Céline « Loin du français, je meurs. » Mais ça serait mieux si, parallèlement aux 75 %, on sentait un grand souffle mobilisateur venu d'en haut, un souffle à la Chateaubriand ! Ça donnerait plus envie de participer. Je trouve logique que les artistes et les footballeurs soient logés à la même enseigne que les chefs d'entreprise. Cela dit, comparé à monsieur Arnault, je suis un clandestin afghan ou un Albanais en fin de piste. Par rapport à la majorité des comédiens, oui, je suis riche.

« Je suis un fils d'immigré qui a réussi
dans son boulot. Je veux être fraternel 
avec les prolos, mais je ne suis pas ouvriériste. »

Et pauvre, vous l'avez été ?
Mon père, oui. Immigré italien, il a d'abord été, comme mon grand-père, ouvrier, à Villerupt. Moi, je n'ai pas connu sa pauvreté. Quand je suis né, il avait déjà un commerce de fruits et légumes à Château-Rouge, dans le 18e arrondissement. Il travaillait tout le temps. Les Halles de Paris, c'était une vie nocturne, à l'époque. Il était très conservateur, dur, comme tous ceux qui servent les gens aisés. Il répétait des proverbes italiens du genre : « Il y a ceux qui mangent la soupe et ceux qui la regardent »... Ma mère, qui venait de l'Assistance publique, a travaillé, elle aussi, chez les bourgeois dès l'âge de 11-12 ans. Dans ce milieu, on n'a pas la haine des riches. L'argent est la référence absolue, on ne rigole pas avec ça. Quand j'étais enfant, tous les soirs papa comptait. Non pas les billets, mais les pièces.

Quand on a changé de classe sociale aussi radicalement, à laquelle appartient-on ? Aux deux ? A aucune ?
D'un côté, je ne trouve pas ça normal d'avoir changé de classe : je ne me sens pas légitime dans tant de confort. En tout cas, beaucoup moins que mon père ne l'aurait été. De l'autre, je ne vais pas jouer les prolétaires : si je n'ai aucune affinité avec les bourgeois accros au 
Figaro Magazine, j'appartiens désormais à la catégorie qui a une maison sur l'île de Ré, comme Lionel Jospin ! J'assume, justement parce que mon père en aurait été ravi. Je suis un fils d'immigré qui a réussi dans son boulot. Je veux être fraternel avec les prolos, mais je ne suis pas ouvriériste. J'ai même de l'animosité pour le cinéma ouvriériste. Dans l'immondice haineuse de Céline, le prolo est mieux défendu que par la compassion de certains cinéastes engagés. Mais je ne nommerai pas.

Et le changement de classe culturelle ?
Il a été total... Mon père, quand il lisait, c'était plutôt Henri Troyat. J'étais nul à l'école. Je suis devenu apprenti coiffeur à 14 ans, mais sans avoir le talent des gens qui me formaient. C'est le monde de la nuit qui m'a permis d'approcher les gens de cinéma et de décrocher de petits rôles. Et c'est après ma première participation à un film d'Eric Rohmer, 
Le Genou de Claireque mon agent m'a envoyé dans un cours de théâtre, celui de Jean-Laurent Cochet. Cet enseignement a été la révélation absolue, complète, éblouissante. Rien de ce que disait Cochet sur Feydeau ou Racine ne m'était étranger. Enfin, je n'étais plus exclu.

« Je suis redevenu coiffeur à 25 ans, 
faute de rôles. Ça fait bizarre de refaire des brushings 
quand on a été acteur principal d'un film. »

Luchini coiffeur pendant de longues années, c'est un mythe ?
Non ! Je suis redevenu coiffeur à 25 ans, faute de rôles. Ça fait bizarre de refaire des brushings quand on a été acteur principal d'un film avec Michel Bouquet, 
Vincent mit l'âne dans un pré. Puis il y a eu Perceval le Gallois, de Rohmer, en 1978. Mon père est allé le voir sur les Champs-Elysées et, pour la première fois, il m'a encouragé : ne lâche plus l'affaire ! Je suis pourtant resté au moins deux ans au chômage ; je songeais à arrêter, personne ne voulait ne serait-ce que me recevoir. « L'acteur de Perceval ? Non, non, merci, on connaît... »

Comment êtes-vous devenu ce personnage de beau parleur un peu fat qu'on retrouve d'un film à l'autre depuis plus de vingt ans ?
C'est vraiment Eric Rohmer qui l'a inventé dans 
Les Nuits de la pleine lune, en 1984. Il m'a voulu comme un être de discours, le confident intellectuel de l'héroïne, Pascale Ogier, avec laquelle il s'abstient de coucher : une place dont je ne saurais me contenter dans la vie ! Bref, ce n'est pas moi, c'est une création de Rohmer. Or, ce rôle m'a façonné une image, presque une fois pour toutes, alors même qu'il ne m'a pas renforcé sur le marché des acteurs à l'époque : Rohmer était prestigieux, mais trop confidentiel, trop déconnecté de la médiocrité naturaliste dominante. Le vrai succès est venu en 1990, avec La Discrète, de Christian Vincent, qui n'était qu'une conséquence commerciale du style élaboré pour moi par Rohmer, mon deuxième père.

 

Mais le goût du texte, vous l'aviez avant Rohmer ?
Oui, il a tout de même utilisé quelques composantes de moi ! Et je suis bien tombé avec lui, si pointilleux sur les dialogues. Car ma seule obsession d'acteur depuis toujours, l'obsession de ma vie, depuis ma sortie de la coiffure, est le problème de l'écrit. Comment faire s'envoler une langue écrite sans la dénaturer ? Comment retrouver l'impulsion originelle de l'auteur – ce que Nietzsche appelle 
« l'impulsion de l'imprimé » ? Comment éviter que l'oralité ne détruise « les harmonies premières » d'un texte – ça, c'est une formule de Paul Valéry ? L'acteur ne doit pas lire l'imprimé, il doit retrouver la force de celui qui l'a écrit.

« Au cinéma, si vous êtes somnolent, 
la caméra fait de vous ce qu'elle veut. 
Si vous la ramenez trop, vous encombrez. »

Au cinéma, le texte n'est pas toujours central, loin de là. Comment vous en débrouillez-vous ?
D'abord, c'est le théâtre qui est mon moteur, c'est là où je me sens le mieux, le plus proche de mon père : l'argent est justifié, ne serait-ce que par le travail colossal de mémorisation. Je ne vois pas comment les acteurs peuvent vivre sans théâtre. J'ai besoin de ses règles, de sa discipline. Au théâtre, on n'a pas honte. Au cinéma, si, même si ça peut être délicieux... Quand on est une tête d'affiche, c'est déréalisant, le cinéma. Et déresponsabilisant. Cela paraît surpayé : parfois une fortune pour dire un mot. Depuis quelques années, j'ai découvert que la somnolence y est essentielle. Si vous êtes somnolent, la caméra fait de vous ce qu'elle veut. Si vous la ramenez trop, vous encombrez. Il faut atteindre cet état que Louis Jouvet qualifiait de vacant.

Mais les réalisateurs vous considèrent plutôt comme un acteur technique, comparé à un Depardieu ou une Deneuve, vus comme d'éternels débutants. Ça vous gêne ?
Dans le film où je joue avec ces deux-là, 
Potiche, de François Ozon, je fais l'affreux mari : pour ce genre de rôle, il faut être hypertechnique, sinon ça ne marche pas. Il faut payer comptant, connaître son Feydeau par cœur. C'est d'abord un rythme. En règle générale, je ne travaille pas mes rôles psychologiquement. Les acteurs ont tendance à penser qu'il faut mettre de la vie dans un texte. Erreur ! La vie, c'est le texte. Celle de l'acteur ne doit pas lui faire obstacle. Je suis anti-Actors Studio. Nourrir d'états d'âme chaque geste ne résout pas l'essentiel, qui est la diction. Le but n'est pas de bien dire, comme les gens de la Comédie-­Française d'il y a cinquante ans. Le but est de trouver le bon état. C'est par la pratique sonore de la phrase qu'on l'atteint. Par la fréquentation du texte, la connaissance de toutes ses variations possibles. Comme le professe Jouvet, un acteur, c'est une voix.

Ce Jouvet que vous vénérez, vous avez refusé de le jouer dans un biopic, un projet récent d'André Téchiné. Pourquoi ?
C'est un crève-cœur de dire non à l'un des meilleurs cinéastes français. Mais je ne me suis pas senti capable de jouer Jouvet. J'aime l'homme de lettres, le prodigieux guide théorique sur l'art de l'acteur, l'auteur du 
Comédien désincarné et de Témoignages sur le théâtre. Mais, dans un biopic, il serait présent au mauvais sens du terme, c'est-à-dire physiquement. Je ne suis pas Jouvet, je ne sais comment l'incarner. Faut-il l'imiter ou non ? Je ne veux pas composer, me maquiller, me déguiser. Je peux me déplacer d'un univers à un autre, mais je ne sais pas tout jouer. Il faut choisir ses rôles, accepter d'être seulement le comédien de l'homme qu'on est. Trop d'acteurs pensent qu'ils peuvent tout faire.

« Les réalisateurs me mettent toujours
dans des situations où je finis par
ne plus parler et ne plus bander. »

Vous avez peur des mauvaises critiques ?
Comme tout le monde, y compris ceux qui prétendent le contraire ! Je pense que
Claude Berri, avec qui j'ai fait Uranus, aurait adoré avoir les critiques pour lui. Il était riche, infiniment puissant, il avait tout, mais pas les critiques... Je pense que Cédric Klapisch, avec qui j'ai tourné deux fois, aimerait lui aussi les avoir. Il faut les deux, le public et la critique. Les critiques sont méchants, il y a des règlements de comptes subjectifs, des animosités, des détestations organiques, mais ça nous renseigne...

Dans le nouveau film d'Ozon, vous êtes un prof assuré et péremptoire qui, soudain, perd toute maîtrise... Vous êtes abonné à ce genre de chute ?
C'est le pur souhait des réalisateurs ! Ils me mettent toujours dans des situations où je finis par ne plus parler et ne plus bander. Ils jouissent de ­détraquer cette marionnette trop bien structurée ! Si je n'avais pas le théâtre, ce serait peut-être l'hôpital psychiatrique. Mais comme je reprends la parole sur scène, j'y renonce volontiers pendant les tournages, et je me laisse malmener pour le plus grand plaisir des cinéastes.

Ce film oppose ceux qui créent (un lycéen romancier) à ceux qui commentent (le prof). Vous, le passeur de textes, où vous situez-vous ?
Ni dans un camp, ni dans l'autre. Jouer, ce n'est pas créer, mais ce n'est pas comme donner un cours. La pensée la plus élaborée ne peut venir en aide à l'acteur. Pour jouer, il faut abdiquer l'intelligence intellectuelle, encore un conseil de Jouvet.

« Je cite toujours la question géniale d'Oscar Wilde :
‘Etre un couple, c'est ne faire qu'un. Oui, mais lequel ?’ »

Ozon joue avec une ambiguïté sexuelle qui vous a accompagné discrètement pendant longtemps...
A mes débuts, j'ai été reçu par un agent très connu, qui m'a dit : « 
Je ne te prends pas, et, à mon avis, tu ne réussiras pas, parce que tu n'es pas sexué. Quand tu joues, on ne sait pas si tu es homo ou hétéro. » Je suis reparti extrêmement accablé. En fait, pendant vingt ans, tout le monde a cru que j'étais homo : un acteur si maniéré ! Mais j'étais obsédé par les femmes, client des prostituées dès l'âge de 15 ans. J'étais ce que Céline aurait appelé un « tracassé du périnée », un « chercheur ». J'ai beaucoup cherché de ce côté-là... Parallèlement, mes amitiés étaient masculines, et souvent homosexuelles. Déjà, à 14 ans, dans la coiffure, j'étais entouré d'homos. Je suis comme un poisson dans l'eau avec l'homosexualité. Le nouveau roman de Claude Arnaud, Brèves Saisons au paradis, évoque un trio - l'auteur plus les scénaristes Bernard Minoret et Jacques Fieschi - avec lequel j'ai partagé dix ans d'amitié fusionnelle quand j'étais vingtenaire.

Pour ou contre le mariage homo ?
Je trouve le mariage en général très zarbi. Ne suis moi-même pas marié... Je cite toujours la question géniale d'Oscar Wilde : 
« Etre un couple, c'est ne faire qu'un. Oui, mais lequel ? »

Vous allez reprendre sur scène votre spectacle autour des textes du pamphlétaire Philippe Muray. Que diriez-vous à ceux qui n'accrochent pas ?
Muray a la dimension d'un Guy Debord comique. Prenez son texte sur le débat, un chef-d'œuvre, selon moi. Il dit que plus la pensée s'effondre, et plus il y a de débats : 
« Un magma d'entre-gloses qui permet de se consoler sans cesse de ne jamais atteindre seul à rien de magistral. » Il dit que le réel s'efface au rythme même où il est débattu : « On convoque de grands problèmes, et on les dissout au fur et à mesure qu'on les mouline dans le débat. » Plus il y a de débats, moins il y a de réel. C'est à la fois du Desproges et du Devos.

 

 

 

 

 

Arts de la scène : aux limites du théâtre

 

Par Christine Farenc

 

Limites du théâtre ou limites de l’acteur ? Dans l’un et l’autre cas, le mot « limites » souligne les profondes transformations qui se sont opérées sur la scène théâtrale et notre besoin de partir en reconnaissance pour en comprendre l’état actuel. Plutôt que de parler des limites du théâtre, Christine Farenc nous invite à une réflexion dans le temps, des origines du théâtre à la scène d’aujourd’hui, pour conclure sur l’émergence d’un nouvel interprète, l’acteur-créateur. 
Christine Farenc est comédienne et metteur en scène. Professeur d’art dramatique, elle enseigne notamment à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle [1].

« THÉÂTRE », LE « LIEU D’ÒU L’ON VOIT »

 

Dire « aux limites du théâtre », c’est être tenté par l’extra-territorialité. C’est croire en une essence du théâtre, qui serait un espace d’action et de sens, territoire clairement circonscrit, aux frontières identifiables. Et la contemporanéité du théâtre, ce serait justement l’exploration de ces frontières. Mais qu’est-ce que le « théâtre » ?

C’est un lieu où une action se joue. Au regard de l’étymologie grecque du mot, la question des limites du théâtre semble infondée : Theatron désigne l’endroit « d’où l’on voit ». Il n’y aurait donc aucune spécificité du type d’action. Toute action convoquant un public dans un espace dédié, permanent ou provisoire, serait théâtre : vaste territoire, sans bornes. Tout art du spectacle vivant s’appellerait théâtre.

A côté de cela, son histoire est une longue liste de qualificatifs qui délimitent des sous-ensembles[2] : Théâtre de la Cruauté, Théâtre d’Art, Théâtre épique, Théâtre Pauvre, Théâtre dansé (Tanztheater), théâtre antique, théâtre classique, théâtre contemporain, théâtre amateur, Théâtre National Populaire, théâtre de rue, théâtre de l’absurde, théâtre de marionnettes, théâtre d’ombres, théâtre lyrique, théâtre naturaliste, théâtre français, théâtre élisabéthain, théâtre russe, théâtre scandinave, théâtre américain, théâtre privé, théâtre publique, théâtre expérimental, théâtre politique, théâtre jeune public, théâtre radiophonique, « théâtre dans un fauteuil », théâtre filmé, théâtre « in-yer-face », théâtre de tréteaux … A défaut de limites extérieures, il y a donc bien une multitude de lignes intérieures.

Qu’est-ce que je vais voir au juste quand je vais au théâtre ?
A quoi suis-je convié(e) ?

Le « lieu d’où l’on voit », c’est la partie pour le tout, une métonymie qui pointe dans le fait théâtral, non pas ceux qui font, mais ceux qui regardent. Le théâtre, c’est étymologiquement, le lieu des spectateurs. Le théâtre s’origine dans la présence d’un public et la vectorisation du regard[3]. L’acte de jouer ne se justifie que parce qu’il est regardé.

Envisageons donc le fait théâtral du point de vue du récepteur (le spectateur). Pourquoi ne pas convenir que « ce soir, je vais assister à un spectacle vivant » ? D’où vient ce besoin de définir ce que je vais voir, de le ranger dans une case plus restrictive que celle de spectacle vivant ?

Plus qu’un espace, le théâtre est un dispositif associant, dans un même lieu, une assemblée de regardants, les spectateurs, et de regardés, les acteurs (qui ne sont pas forcément des comédiens). Le regardé se sait regardé, le regardant se sait regardant. Le regardé donne à voir quelque chose. Tout l’art de l’acteur résidera d’ailleurs dans sa capacité à donner à voir[4]. Le regardant vient voir quelque chose, il s’attend à quelque chose. Le théâtre organise dans un espace donné un échange reposant sur un pacte tacite qui unit regardés et regardants ; ils se sont mis d’accord à l’avance sur le motif de leur rassemblement et sur les conditions (code de jeu, contenu) de l’échange. Le théâtre est une pratique infiniment sociale, reposant sur une grammaire partagée du donné à voir et remettant en jeu chaque soir ces conventions, dans un ludisme des références, soit pour les célébrer, soit pour les transgresser[5].

D’où vient donc ma certitude ?

Si j’ai besoin de savoir que je vais voir de la danse, du théâtre ou du cirque, c’est parce que j’ai besoin de m’attendre à. J’anticipe le système de signes qui va m’être proposé, privilégiant telle ou telle sémiotique, dans un code et un genre identifiables. Familier ou non des plateaux de théâtre, j’identifie intuitivement le genre (comédie, tragédie, drame, vaudeville, hybride…) et le code de jeu (naturaliste, hyper-réaliste, commedia dell’arte, mime, théâtre baroque, « distancié »…). Que je les goûte ou non, je comprends intuitivement qu’il s’agit de conventions, c’est-à-dire d’une cristallisation des pratiques scéniques dans des conditions socio-historiques[6] d’émergence, et dont les règles précises organisent le rapport de ce qui est représenté au réel.

Mon plaisir de spectateur dépendra du comblement de mon attente, qui intègre une marge de surprise, et de mon adhésion au code de jeu. Mon adhésion est proportionnelle à ma compréhension : est-ce que je reconnais la proposition qui m’est faite ? Pourtant, ce n’est pas parce que je ne « reconnais » pas ce que je vois, que je peux dire pour autant, formellement : « ceci n’est plus tout à fait du théâtre ». D’où vient donc ma certitude ?

Cela vient de ce que le spectateur occidental de théâtre occidental, s’attend à un théâtre de la représentation. Toute remise en cause profonde de ce modèle[7] est une forme d’extra-territorialité, de pratique des confins. Mais d’où nous vient ce modèle ?

ARISTOTE ET SA POÉTIQUE 
LE PREMIER GRAND TRAITÉ SUR LE THÉÂTRE

 

La Poétique[8] d’Aristote est le premier grand traité théorique de l’Antiquité grecque sur le théâtre. Il reste la référence de toute pensée du drame en Occident. Modèle ultra-dominant, il a imprégné le « goût » du récepteur au théâtre et a trouvé à rebondir dans le drame hollywoodien : le cinématographe, comme son avatar, la fiction télévisuelle sont majoritairement aristotéliciens.

La question de la représentation (mimésis en grec), dans toute l’esthétique théâtrale occidentale, n’a cessé de se construire et de se déconstruire par rapport à la pensée aristotélicienne qui, depuis le IVe siècle avant notre ère jusqu’au XIXe siècle, a été prolongée, pour être combattue au XXe siècle.
Contredisant Platon, qui fait de la mimésis une imitation, un « simulacre » du réel, c’est-à-dire une image fausse et dégradée, Aristote réhabilite la « représentation », tous les arts mimétiques et en particulier le poème dramatique, dont il fixe le canon : la nature philosophique du rapport au réel, la nature du « drame », les règles d’écriture du « texte-en-vue-de-la-scène ».

Qu’est la « représentation » par rapport au « réel » ?

« Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter − et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages − et une tendance à trouver du plaisir aux représentations »[9], nous dit Aristote.

Qu’est la « représentation » par rapport au « réel » ? La tentation de l’imitation parfaite de la nature, d’un rêve de transparence, s’incarne dans la légende des raisins que le peintre de l’antiquité grecque Zeuxis aurait peints sur le marbre et contre lequel les oiseaux se brisaient le bec à vouloir les picorer. Les raisins de marbre ne seraient de toute façon pas les « vrais » raisins. Il y a une différence ontologique majeure en laquelle réside peut-être tout l’intérêt de la représentation : son écart avec le réel. L’aventure de l’art peut commencer : comment combler l’espace entre le réel et sa représentation.

D’abord, la représentation peut être une idée, un modèle intellectuel du réel, dont la source se trouve dans la matérialité du monde sensible. Ce modèle est anthropologique (le théâtre oriental, par exemple), idéologique (le christianisme et les Mystères au Moyen Âge), ou socio-historique : la Commedia dell Arte, la tragédie classique, le mélodrame, le vaudeville…[10] 
Le modèle associe le « code », qui élabore un système de signes (le théâtre baroque, par exemple), et le « genre », qui attribue à la représentation une finalité spécifique (le divertissement dans la farce, l’élévation des âmes et la transcendance dans la tragédie classique).
Ou bien, la représentation est intertextuelle. Elle s’élabore en fonction de modèles anciens.[11]

Enfin, la représentation peut imiter la subjectivité du créateur, comme dans la théorie romantique, ou chaque fois que la condition humaine est envisagée par le truchement d’un « moi » particulier (notamment le metteur en scène-créateur au XXe siècle).

Les règles d’écriture selon Aristote

Le poème dramatique, selon Aristote, porte à la scène des acteurs qui réalisent une action[12], « hic et nunc » (ici et maintenant), à laquelle interprètes comme spectateurs s’identifient, au point de susciter et ressentir (respectivement) pitié et frayeur, source du plaisir au théâtre. Par le procédé de l’identification, s’opère la purgation des passions, une catharsis. L’action repose sur une fable, une histoire, dont les épisodes s’enchaînent dans un lien de causalité, de nécessité, avec un nouement, un dénouement, des reconnaissances et des renversements de situation.

Aristote élabore une théorie de l’écriture dans laquelle le mètre et la métaphore occupent une place centrale. Le drame aristotélicien oppose à l’accusation platonicienne de « faux », les notions de « vraisemblable » et de « possible », en termes d’action, d’espace et de lieu. De là pourront découler les notions d’intrigue, de personnage, de continuité spatiale et temporelle.
En définissant les règles d’écriture du poème dramatique Aristote établit le lien indissoluble entre l’écrit et la mise en jeu du parlé.

De la représentation à la présentation

Le XXe siècle met en crise toutes ces notions. Après 1950, dès le théâtre de l’absurde (Ionesco, Beckett), on s’attaque à la structure du drame, à la pertinence du texte comme support de la pratique, à la monade « personnage » : qui parle, à qui ? L’intrigue s’efface ; il n’y a plus d’enjeu ; le temps et l’espace sont fragmentés. Il s’opère un glissement de la représentation vers la présentation.

Un fait de contemporanéité au théâtre, c’est aussi le phénomène d’hybridation. Les autres arts de la scène et les arts plastiques sont convoqués pour repenser une pratique en crise avec son référentiel tutélaire. Les notions de collage, de transparence, de cadre, de superposition, de verticalité, d’espace, de ligne, de matière, de largeur du trait, d’installation, de « performance » sont transposées dans l’écriture théâtrale et sur le plateau. Le jeu des signes du théâtre, soit que l’on donne à voir (et entendre) le signifiant ou le signifié, s’accompagne d’un investissement de la scène par des moyens scénographiques diversifiés. Il n’y a plus de hiérarchie entre le texte, le corps, le mouvement, la parole, les lumières, les éléments architecturaux ou la sculpture de plateau. Tout est théâtre, tout signifie. La démarche de Philippe Quesne est révélatrice à cet égard.

LA REPRÉSENTATION DU RÉEL AU THÉÂTRE

Nous nous sommes interrogés sur les rapports entre représentation et réel. Mais qu’est-ce que le réel ? Si le réel s’inscrit dans l’espace et le temps, il n’existe qu’autant qu’il accède à l’écume de la conscience : on n’en connait que ce qu’on l’on en perçoit. L’expérience humaine n’est jamais que la coexistence de fragments de conscience. Nous devons nous contenter de l’intuition de l’instant et le présent est toujours passé ou à venir. Comment la représentation traduit cet espace-temps discontinu du réel tel que nous le percevons ?

L’espace-temps de la représentation

Face à cette discontinuité de l’expérience humaine, la représentation aristotélicienne propose la continuité temporelle. Contrairement à la peinture qui s’offre au regard dans l’immédiateté et l’entièreté de ses composants, la représentation théâtrale est une durée. Cette durée est une histoire, racontée dans l’« ici et maintenant » de l’action. Elle est Histoire, c’est-à-dire devenir humain (puisque l’homme, contrairement à l’animal, devient). La fable aristotélicienne va quelque part, elle a un sens : elle est une téléologie.

Le théâtre, art de la représentation du réel, propose donc un système de signes, animés d’une intentionnalité, dans un espace-temps. Être au théâtre, c’est célébrer l’être-ensemble dans un référentiel spatio-temporel commun. L’espace-temps vécu au théâtre est triple. L’espace est lieu architectural (la scène élisabéthaine avec ses galeries, sa scène surélevée et son balcon), lieu codifié (toute scène jouée sous le balcon est scène d’intérieur, l’avant de la scène est réservée pour les scènes d’extérieur…), et enfin, lieu de la fiction (la France et l’Angleterre dans Henri 6 de Shakespeare). La temporalité d’une représentation théâtrale est d’abord celle du temps universel qui s’écoule (je suis assis dans mon fauteuil de théâtre de 20h à 22h), puis du temps performatif, (c’est-à-dire le temps du dire, de l’écriture, de l’action des acteurs), du temps de la fiction enfin (une quarantaine d’années dans Henri 6 de Shakespeare).

L’acteur joue et se joue de cette matrice spatio-temporelle. En fonction de sa technique du « dire », et de son type d’incarnation, il peut faire exister cette multitude d’espace-temps, littéralement « se jouer » de l’espace et du temps. Le classicisme français, qui est un aristotélisme radicalisé, organise leur simultanéité au nom du vraisemblable (ce que l’on peut croire). Avec Bérénice de Racine, cette simultanéité des espace-temps est à son comble : les deux heures de représentation (temps universel) sont le temps nécessaire pour dire les  1 518 vers de la pièce (temps performatif), et le temps qu’il faut à un homme pour dire à une femme qu’il aime qu’il la quitte (temps de la fiction), dans un espace architectural et théâtral, qui pourrait bien être l’antichambre, le « entre-deux-portes » de la fiction. Ici, la tragédie classique surpasse le vraisemblable pour atteindre au vrai. Le temps de la fiction équivaut aux temps performatif et universel, qui sont vrais.

Le virtuel, nouvelle instance du réel ?

Si la représentation du réel est une mimésis de la perception du réel, alors toute modification de cette perception est de nature à « ébranler » la représentation, à la faire changer de ligne. Les avancées technologiques du XXe siècle ont modifié irrémédiablement notre perception qui est devenue, selon l’expression de Roland Barthes, « effet de réel ». Le besoin aristotélicien d’unité spatio-temporelle s’est retranché dans l’unité du signifiant. Le signifié, lui, s’est morcelé. Ainsi par le prisme de la télévision, la continuité spatiale n’est que l’effet donné par l’unité et la stabilité de l’écran. De même, ce qui dans « l’actualité » donne cette illusion du présent permanent est un collage ininterrompu de faits tout juste actés, mais déjà passés et fragmentés. La télévision déploie un « effet de réel » puissant, entérine la scission du signe, et la perte du signifié. L’Internet parfait l’avènement de cette nouvelle instance du réel : « le virtuel ».

La représentation théâtrale contemporaine reflète bien cette crise du signe et la contestation de toute téléologie. Aporie du sens, la représentation théâtrale se donne comme objet à elle-même.

DU TEXTE ET DE L’ORALITÉ

La querelle de la prééminence du texte sur la pratique scénique accompagne tout le XXe siècle. Un théâtre de répertoire s’opposerait aux écritures de plateau. Dans le premier cas, le texte préexiste à la scène, dans l’ordre de la littérature. Dans le second cas, un texte s’établit a posteriori de la pratique scénique.[13] 
Il est alors la trace écrite d’un ensemble de signes, langage, gestes et actions du corps, dont la source d’inspiration peut être littéraire et/ou dramatique. Ainsi le théâtre d’interprétation de Didier Galas à partir de Rabelais, Cervantès, Gombrowicz ou les « traductions » de grandes œuvres du répertoire par le Wooster (PhèdreHamlet).

Qui s’exprime dans le corps de l’acteur ?

Dans le passage à la scène, en quoi consiste l’oralité du texte ? Mettre en scène un texte, c’est travailler sur deux niveaux de représentation : la mimésis littéraire (la littérature est déjà une représentation du réel), et la mimésis de l’action.
Est-ce « dire » une écriture, « incarner » un langage, « incorporer » la langue ? A qui s’adressent ces mots ? Qui est celui qui parle, qui s’exprime dans ce corps d’acteur : l’auteur, le metteur en scène, l’acteur lui-même, le « personnage » ?

La langue est ce « système de signes vocaux et/ou graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d'individus pour l'expression du mental et la communication ».[14] La langue est aussi organe de la phonation. Le langage est la « faculté que les hommes possèdent d'exprimer leur pensée et de communiquer entre eux au moyen d'un système de signes conventionnels vocaux et/ou graphiques constituant une langue : par métonymie, le langage est la réalisation de cette faculté ».[15] La littérature est « usage esthétique du langage écrit »[16], tandis que la parole est « faculté d'exprimer et de communiquer la pensée au moyen du système des sons du langage articulé, émis par les organes phonateurs. »[17] Le texte enfin, dans son sens premier, est la « suite de signes linguistiques constituant un écrit ou une œuvre ».[18]

Constant Coquelin, le grand comédien du XIXe siècle, créateur du rôle-titre de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, l’énonce solennellement dans ses écrits sur l’art du comédien, à la fin du XIXe siècle : « C’est ici le lieu de le déclarer : le devoir de l’acteur est de respecter son texte. Quelle que soit la façon dont il le dise, il doit dire ce qu’a écrit l’auteur, rien de moins, rien de plus ». Il précise que le texte est le pacte qui relie l’acteur et l’auteur : « On ne doit pas jouer Molière comme Beaumarchais, […]. Chaque auteur a sa nature particulière, qui se trahit dans son œuvre et que l’acteur doit refléter. […] Cet accent, l’accent de l’auteur, le comédien doit l’avoir. A lui de pénétrer son homme assez pour le trouver. C’est une autre collaboration, plus intime et plus profonde encore que celle à laquelle il se livre en cherchant le personnage et en lui insufflant sa vie ». 

Le « dire » en France a longtemps été l’héritier du rapport analytique à la langue, résultat de son mode d’apprentissage. La diction est pensée comme « analyse littéraire en action », obsession de la clarté, explication de la langue. Elle regroupe les mots, respire la ponctuation, restitue les préséances syntaxiques, repère les beautés de la langue, choisit d’accentuer tel ou tel. Être intelligible semble le premier devoir de l’acteur français. Uni dans une même conception de la langue, l’horizon d’attente du public français valorise cette intelligibilité.

Dans son Théâtre des paroles, Valère Novarina dénonce cette terreur de l’apprentissage analytique que « le bon acteur français » doit désapprendre[19]. Il rappelle aussi à l’acteur de langue française, que s’il est en effet « bouche », tout un corps intestinal l’attend, que la langue, c’est d’abord l’organe, tandis que la langue française littéraire, c’est l’oppression d’une langue d’Etat dans le corps de l’individu.

Roland Barthes : « Ce qu’on appelle dire un texte »

Résumant le dilemme autour de la diction du français, Roland Barthes, dès les années soixante, expliquait dans Sur Racine, que l’intelligibilité de la langue, et en particulier dans l’alexandrin, souffrait d’une « hypertrophie de la signification parcellaire », dont la tradition impose à l’acteur de « sacrifier à la clarté du détail, et à la musicalité de l’ensemble » et, ce qui est inconciliable, d’« à la fois pulvériser le texte en une multitude d’effets signifiants et le lier dans une mélodie générale» [20].
Et de stigmatiser un art pointilliste de la parole, comme « art bourgeois », c’est-à-dire la croyance que « la vérité d’un ensemble ne peut être que la somme des vérités particulières qui le constituent, que le sens général d’un vers, par exemple, n’est que l’addition pure et simple des mots expressifs qui le composent. En suite de quoi, on attribue une signification emphatique à la plus grande quantité possible de détails : dans la coulée du langage, le comédien bourgeois intervient sans cesse, il « sort » un mot, suspend un effet, fait signe à tout propos que ce qu’il dit là est important, a telle signification cachée : c’est ce qu’on appelle dire un texte. »

Roland Barthes insiste sur les conséquences de cette hypertrophie de signes sur le jeu de l’acteur « bourgeois » : « l’emphase du détail […] déforme la communication des acteurs entre eux. Tout occupé à faire valoir son texte détail après détail, l’acteur ne s’adresse plus à personne, sauf à quelque dieu tyrannique de la Signification. Les acteurs ont beau se regarder, ils ne se parlent pas ; on ne sait à qui Phèdre ou Hippolyte disent leur amour[21]».

Raccourcir la chaîne langue-langage-littérature-texte-parole
à langue-parole

Dans un textocentrisme, où le théâtre est avant tout mise en scène d’un texte préalable, la parole de l’acteur se trouve au bout de la chaîne langue-langage-littérature-texte. Aux excès soulignés d’une diction française qui déborde périodiquement en déclamation[22], s’est ajoutée la contestation du langage, dont la linguistique et les structuralistes, au XXe siècle, dénoncent le caractère idéologique et, partant, l’incapacité à dire le monde, hors des structures sociales et oppressives (critique féministe). S’opposer au texte, c’est souvent vouloir réhabiliter le corps délivré du « langage », mais en pleine possession de sa « langue ». Et ces nouvelles expériences de plateaux tentent de raccourcir la chaîne de langue-langage-littérature-texte-parole à langue-parole. Une façon de se départir d’une diction est peut-être, en effet, de remplacer l’acteur-orateur par des acteurs spécialistes du corps et non du langage (danseurs, performeurs plasticiens…).

En France, le corpocentrisme scénique, inspiré des Artaud, Copeau, Decroux, Dullin, Lecoq…, fonctionne doublement, par l’apologie du silence ou du borborygme, et par la tentative de trouver un ailleurs du corps, par l’emprunt aux corporéités orientales notamment. Le théâtre balinais, le  et le Kabuki japonais, le Kathakali d’Inde, le King-Tiao (Théâtre de Pékin) fascinent un théâtre occidental qui tente régulièrement d’acculturer ces théâtres « autres », où le rite et le sacré s’entremêlent avec le profane.[23]

AUX LIMITES DE L’ACTEUR

Depuis la Grèce antique, on a tout demandé à l’acteur occidental, tout à tour sacré puis déchu, excommunié, réhabilité, starifié, banalisé. Sous le prosopôn grec (masque théâtral mais aussi « visage »), il lui fallait montrer, citer le personnage comme un autre venant se superposer à lui. Dans le théâtre romain[24], il s’agissait de « défigurer » l’interprète. La persona romaine, de persona, substantif dérivé du verbe per-sonare (« faire résonner à travers »), fonctionnait comme neutralisation du visage, mise en transparence de l’acteur.

Au Moyen Âge, corps grimé des Mystères, il est allégorie, voix criée, représentant indifférencié d’un pathos universel. La psychologie n’est pas encore née, l’individu non plus. L’acteur shakespearien se confronte à des dramatispersonae, caractères archétypaux au langage hautement métaphorique. Les rôles chez Molière en sont un pendant français. L’acteur est alors, en fonction de sa morphologie et de son tempérament, cantonné à un emploi, il joue les valets, ou les jeunes premiers, ou les vieux barbons. Artisan d’effets dans un jeu codifié, il est tenté par la déclamation : mélopée, parole plus musicale que signifiante. Endroit du fameux « paradoxe » de Diderot[25], il lui fallait jouer de sang-froid, l’émotion en scène étant le signe d’une perte de contrôle de l’acteur et d’une incapacité au final à émouvoir le spectateur.

L’acteur-créateur, sujet et objet à la fois

Dès la fin du XVIIIe siècle, synchrone de l’évolution de la société, il se singularise : à la scène sa présence s’individualise. Sa personne devient visible et valorisée. Le comédien, tout à la fois instrument − luth −, fabricant de l’instrument − luthier − et instrumentiste − luthiste −, doit désormais penser cette relation tripartite, où sujet et objet se confondent constamment. L’acteur moderne est en train de naître, qui investit activement, et c’est nouveau, la part du luthier et du luthiste, accédant au stade ultime de l’acteur-créateur. Avec l’avènement du personnage, cette instance individualisée, ensemble des traits physiques et psychologiques particuliers, il a désormais un double à imiter ou à remplir.

A la fin du XIXe siècle, le Russe Constantin Stanislavski[26] lui a appris à ressentir, à incarner tous les replis conscients et inconscients du rôle, dans la parole et le geste, « comme si c’était lui ». Début 1900, le théoricien anglais du théâtre, Edward Gordon Craig, a rêvé d’un acteur « sur-marionnette », débarrassé d’un ego inutile, tout entier instrument au service du parti pris de mise en scène, transparent à lui-même.

Le super-acteur meyerholdien[27], au début du XXe siècle, polyvalent, musicien, danseur, artiste de cirque et de variétés, est capable à tout moment de concentrer son jeu ou de briser sa continuité dans l’exploit de la musique ou de la danse. Lieu de la synthèse des arts, sa formation est complète. Il sait tous les codes de jeu des grandes traditions théâtrales. Il en joue, metteur en scène de lui-même, virtuose de l’espace-temps du théâtre. Chez Brecht[28], il apprend « l’étrangéisation », le jeu distancié, c’est-à-dire sans identification au rôle. Il devient citoyen, civique, investi d’une mission de sens. Il participe aux aventures du corps « bio-mécanique », « plastique », « anthropologique », parfois mystique, chez Meyerhold, Kantor[29], Grotowski[30], Barba[31]. D’Artaud[32] à Novarina, il a voulu s’affranchir du langage, être acteur du borborygme, « acteur sans organes »[33], ou acteur organique.

En apprentissage permanent

Avec la crise du personnage qui glisse vers la « figure », l’acteur de la fin du XXe siècle doit organiser le reflux du psychologique, le recul de l’incarnation, devenir un interprète qui prête un dispositif physiologique entraîné à une parole qui le traverse et dont il ne sait rien a priori. Au XXIe siècle, il côtoie les images technologiques qui s’emparent des plateaux. Il sait établir un dialogue avec les images dédoublées, fragmentées, amplifiées de son propre corps. Il a appris à jouer de l’intériorité et de l’extériorité, car comédien au théâtre, il est aussi acteur au cinéma et à la télévision. On lui a demandé de « jouer », puis de « ne pas jouer », c’est-à-dire  d’arrêter de montrer, d’oublier qu’il est regardé, d’être, plutôt que de faire. Il sait que le « naturel » n’est jamais qu’un code de plus. Il comprend les enjeux de la représentation contemporaine, la dissolution du réel en virtuel.

Mis en danger par une « société du spectacle »[34], où il n’a plus le monopole du « simulacre », l’acteur contemporain est tenté par la virtuosité, l’émancipation d’avec le metteur en scène. Les défis de la scène contemporaine le traversent. Il est en apprentissage permanent, dans le compagnonnage artistique ou la solitude rilkéenne. Il a parfois disparu de certaines scènes expérimentales « limites ». Mais à ce jour, sa présence sur un plateau reste bien la possibilité inégalée d’un acte de théâtre.

"L'Art et la Technique du comédien"

 

Jean-Laurent Cochet  (Editions Pygmalion)  janvier 2010

Jean-Laurent Cochet, comédien, metteur en scène et professeur, publie, aux bien-nommées Editions Pygmalion, un troisième livre intitulé plus doctement "L'Art et la Technique du comédien".

Mais en réalité, sous titré "Comme un supplément d'âme", et résultant de la transcription tempérée d'entretiens avec Jonathan Ryder, un de ses anciens élèves, un de ses goélands préférés, qui s'efface devant les réponses du Maître qui, ainsi, prenant la forme de soliloques, semblent s'adresser directement à chacun des lecteurs.

Et aborde maintes thématiques avec cette capacité qu'à Jean-Laurent Cochet d'embrasser tous les arts, de la poésie au cinéma, et d'évoquer les personnes qui comptent dans sa vie, qu'il s'agisse de ses chers disparus ou de ceux qui l'accompagnent aujourd'hui, rendant notamment hommage à Pierre Delavène devenu le directeur des Cours Cochet et de la compagnie Jean-Laurent Cochet à qui il léguera le flambeau.

Le cœur du livre concerne le métier de comédien, cette profession unique, "passeur de lumière", et l'acquisition d'une technique indispensable, essentielle, "pour qui faire du théâtre est une quête spirituelle, la recherche d'une vie plus large, d'une révélation plus grande, plus haute et plus profonde des êtres et des choses." Car pour Jean-Laurent Cochet, ce métier, cette vocation, ce don, n'est rien sans le labeur assidu qui ne connaît pas de fin et s'intègre dans une conception et une philosophie de la vie ambitieuses et exaltantes qui même humanisme, foi et épanouissement personnel.

Et cette technique aboutit à un art parfait avec "la chorégraphie du phrasé, la danse des préfinales, la sculpture de la réaccentuation, la musique de l'inflexion". Pour devenir le comédien idéal "celui qui a su jouer avec son reflet au point de se transformer en une marionnette dont le cœur bat ! Tel le montreur Bunraku des poupées japonaises. "

Jean-Laurent Cochet dissèque l'enseignement de cette technique qu'il a reçu de ses propres maîtres et évoque les particularités des auteurs du répertoire comme Marivaux et La Fontaine, Racine et Molière bien sûr, souvent trahis mais également les grands rôles souvent incompris, tels Tartuffe, Cléonte, Marianne et Clotilde du Mesnil qu'il a eu l'occasion, en plus d'un demi siècle de carrière et 40 ans de professorat, de jouer, mettre en en scène ou faire travailler.

Et puis, au détour des pages, il devise en toute liberté, au gré d'un vagabondage mnésique, dressant de sémillants portraits en quelques lignes, posant un regard terriblement lucide sur le monde présent ce qui ne l'empêche pas de s'enthousiasmer face aux jeunes élèves qui, depuis deux ans, lui donnent matière à espérer que le théâtre, "ce qu'il y a de plus grand au monde" engagement de tous les instants et véritable profession de foi, connaîtra peut-être bientôt une embellie et de rêver encore.

Rédigé au fil des mots, avec cette liberté propre à l'expression orale et aux apartés et digressions dont Jean-Laurent Cochet a le talent, émaillé de citations, de mots d'esprit de comédiens des générations passées et de conseils avisés, ce livre lève le voile sur un homme de théâtre hors du commun qui aime les parfaits au café et qui affirme "Je ne suis pas devenu ce que je suis ; je l'ai toujours été L'état de grâce est originel.". Sans modestie car "La modestie est un vice ! Elle tue. Comme la cigarette. On a travaillé pour être éblouissant. En pleine conscience."

 

Un livre à méditer pour ceux, bien évidemment, qui veulent embrasser le métier de comédien mais également pour tous les autres pour sa belle leçon de vie : "J'ai beaucoup aimé l'amour. J'ai adoré l'amitié. De tout temps, à tout âge. J'ai toujours eu l'impression d'être en parfait accord avec moi-même. Musicalement en mesure."

A la découverte du premier théâtre d'art moderne du Nigeria

BOLANLE AUSTEN PETERS

Printer Friendly and PDF

17 novembre 2017

Bolanle Austen Peters

Bolanle Austen-Peters est la première femme nigériane à avoir construit un théâtre privé au Nigeria, essentiellement à partir de rien. Elle a débuté comme avocate dans l'entreprise de son père et a ensuite travaillé pour les Nations Unies. Malheureusement, sa spécialité en droit international basée sur les droits de l'homme n'était pas pertinente au Nigéria quand elle y a déménagé en 2003 alors elle a décidé de suivre sa passion pour le théâtre et la littérature.

Au Nigeria il y avait une absence d'espaces et de ressources pour que les artistes, les artistes et les amateurs de théâtre. Un vide profond qui ne pouvait être comblé par les diamants ou les entreprises pétrolières, mais qui avait besoin de l'appui d'une personne dont le but était de valoriser le riche patrimoine culturel du Nigéria.

Cela a donné naissance à Terra Kulture Arena, un théâtre de 400 dont Austen-Peters est le fondateur: un centre d'art, de culture et d'éducation situé à Lagos qui est maintenant la première destination récréative accessible aux habitants et aux étrangers; elle a mis en place le concept de Terra Kulture avec la vision de célébrer la musique et les arts littéraires du Nigeria: un espace qui capterait l'essence de la culture nigériane.

Le théâtre, qui sert également de salle de projection, a déjà battu des records d’entrées grâce aux événements liés au lancement : sur 2 jours le théâtre a accueilli plus de 1 200 amateurs.

Le changement du climat économique et le courage de soutenir des projets audacieux sont les principaux acteurs de ce renouveau des arts. « Avec le climat économique actuel au Nigeria, les gens cherchent d'autres sources de revenus et des sources de revenus autres que le pétrole, de sorte que les arts deviennent de plus en plus viables comme option pour la génération de revenus et d’emplois. En trois ans, nous avons été en mesure de changer le visage du théâtre au Nigeria ». Dans son allocution, le ministre de l'Information et de la Culture, l'hon. Alhaji Lai Mohammed, a félicité Austen-Peters et a promis le soutien du gouvernement fédéral pour stimuler l'art et la culture dans le pays.

« Je pense que les institutions du pays sont de plus en plus à l'aise avec le genre de produits que nous produisons », expliquez la fondatrice du centre.

Les deux dernières caractéristiques du centre culturel de Lagos ont été dignes de mention: Wakaa! The Musical, qui est une histoire politique, explore de manière satirique les défis de quatre jeunes diplômés nigérians.

SARO, une pièce avec des thèmes plus légers, décrit l'histoire de quatre personnes et leur voyage à Lagos : une odyssée humaine remplie d’espoirs et de rêves.

Dostoïevski théâtralisable ?

FLORIANE TOUSSAINT

Copeau, Camus et Macaigne, entre attirance pour le théâtre et stimulation pour la scène

Dostoïevski est fait pour la scène. Non seulement il est fait pour la scène, mais Dostoïevski a toute sa vie voulu écrire pour la scène. Il ne l’a jamais fait, pour une raison toute simple, c’est qu’il n’y avait pas de concordance possible, à l’époque, entre l’état du théâtre, ce qui s’écrivait au théâtre de son vivant, et lui1.

1André Markowicz, traducteur de l’intégralité de l’œuvre de Dostoïevski chez Actes Sud depuis les années 1990, formule dans ces propos une inadéquation entre les aspirations de l’auteur russe et le théâtre de son époque, tout en affirmant de façon catégorique une compatibilité de ses romans avec « la scène ». Le nombre important d’adaptations de Crime et châtiment, des Frères Karamazov, des Démons ou de L’Idiot — pour ne citer que ses œuvres majeures — qui ponctuent la vie théâtrale du xxe siècle jusqu’à nos jours, paraît soutenir son point de vue2.

2Cette compatibilité avec la scène illustrée par plus d’un siècle de théâtre, reste encore à en définir la nature. Markowicz la fonde sur les qualités dramatiques de ses romans qui en font selon lui des « poèmes en action3 ». Avant lui, dès le début du xxe siècle, Dmitri Merejkowski qualifie les œuvres de Dostoïevski de « roman-tragédies4 » — expression ravivée à sa suite par Viatcheslav Ivanov. Depuis, la critique n’a cessé de mobiliser le modèle théâtral pour penser son art. Le point de départ de cette intuition est l’importance des dialogues dans le cours de la narration, vers lesquels l’ensemble de l’œuvre paraît converger au point de prendre l’apparence d’une suite de scènes-crises. Même Bakhtine qui prête un soin particulier à distinguer ce qu’il nomme le dialogisme du dialogue théâtral invoque le théâtre pour cerner certains aspects de sa poétique. Il écrit en effet de façon éloquente :

Dans la vision artistique de Dostoïevski, la catégorie essentielle n’est pas le devenir mais la coexistence et l’interaction. Il voyait et pensait son monde principalement dans l’espace et non pas dans le temps. D’où son penchant prononcé pour la forme dramatique. Il essayait d’organiser en une unité temporelle, sous forme d’un rapprochement dramatique, et de développer extensivement tous les matériaux interprétatifs, tous les éléments de la réalité auxquels il avait accès.5

3Jacques Catteau, qui a consacré ses recherches aux modes de création chez Dostoïevski6, va plus loin encore : il envisage dans ses romans l’espace comme un décor du fait de sa description minimale, et les incises des dialogues comme des didascalies qui indiqueraient les éclairages, les intonations, les gestes et les entrées en scène des personnages. Une véritable tension de l’œuvre de Dostoïevski vers le genre dramatique est ainsi mise en valeur, qui semble pouvoir prendre la forme d’un potentiel théâtral sollicitant l’adaptation et invitant à surmonter la résistance de ses romans à la scène — en effet éprouvée par leur ampleur, par l’enchevêtrement de plusieurs intrigues, par le nombre conséquent de personnages qu’ils rassemblent ou encore par les multiples lieux de l’action l’éprouvent en effet.

4Quoiqu’elle soit encore souvent invoquée par les metteurs en scène pour justifier leur démarche, cette approche poétique semble insuffisante pour expliquer la régularité remarquable des adaptations des romans de Dostoïevski à la scène sur plus d’un siècle. Pour la comprendre, il semble pertinent de dépasser la notion d’adaptable — par laquelle on entend une simple adéquation avec la scène, selon des critères qui changent avec le temps7 —, en mobilisant celle de « théâtralisable » : parce que le théâtralisable cherche à penser les objets qui intéressent le théâtre même s’ils ne sont pas complètement compatibles avec lui — ou pour cette raison précisément —, qui paraissent appropriables dans une certaine mesure seulement, et encore parce que cette adéquation est mise en rapport avec une représentation du théâtre — théâtre qui par ailleurs évolue, tant du point de vue de ses conventions que de ses aspirations. La mobilité des critères — de l’objet que l’on s’approprie, des conditions dans lesquelles on se l’approprie, des différents degrés d’appropriation, et des attentes liées à cette appropriation par rapport au théâtre —, semble en effet pouvoir permettre de penser les rapports pluriels de Dostoïevski à la scène.

5Pour démontrer le caractère chaque fois différent de ce qui semble théâtralisable chez Dostoïevski d’un artiste à l’autre, on s’appuierasur les exemples de trois adaptations de trois de ses romans, par trois metteurs en scène français à trois époques différentes, et selon trois conceptions du théâtre : la pièce de Jacques Copeau, Les Frères Karamazov, en 1911 ; l’adaptation d’Albert Camus des Possédés, en 1959, et le spectacle de Vincent Macaigne d’après L’Idiot, en 2009. Malgré les cinquante ans qui se sont écoulés entre leurs deux spectacles, une certaine continuité lie les démarches de Copeau et Camus. En revanche, si la même durée sépare V. Macaigne de Camus, l’écart de l’un à l’autre est qualitativement plus grand. V. Macaigne hérite en effet des entreprises décisives de Bertolt Brecht et de Heiner Müller dans l’Allemagne de la deuxième moitié du xxe siècle, qui renouvellent la réflexion sur le théâtre et amènent — avec d’autres — Hans-Thies Lehmann à fonder la notion de postdramatique pour tenter de cerner certaines tendances du théâtre contemporain8.

6Prenant en compte ce bond historique, il s’agira de questionner d’un metteur en scène à l’autre les désirs de théâtre suscités par les œuvres de Dostoïevski et d’envisager, par les processus de théâtralisation mis en place, les représentations du théâtre impliquées. La réflexion sera chronologique, ce qui permettra de tisser progressivement des liens entre les spectacles, de poser des termes de comparaison, ainsi que de suivre les évolutions parallèles du théâtre et de la pratique de l’adaptation mises en jeu.

Copeau et Les Frères Karamazov : repenser le jeu théâtral avec les personnages de Dostoïevski

7Lorsqu’en octobre 1907 Copeau pense à adapter les Frères Karamazov de Dostoïevski, il ne s’est pas encore distingué ni comme auteur dramatique, ni comme metteur en scène. Son rapport au théâtre est alors celui d’un spectateur et d’un critique, déjà préoccupé par la qualité et l’avenir de cet art. Pour l’homme de lettres qui exprime dans ses articles la nécessité de réformer le théâtre de son temps, cette adaptation créée en avril 19119 représente donc une première expérience qui a valeur de manifeste.

8Rénover le théâtre par l’adaptation d’un roman, alors même que Copeau dénonce l’emprise trop grande de la littérature sur cet art, la démarche paraît a priori paradoxale10. Pour justifier son entreprise, Copeau invoque le caractère adaptable des œuvres de Dostoïevski, et plus particulièrement des Frères Karamazov, accordant ainsi son désir de théâtre à celui qu’il perçoit dans l’œuvre de Dostoïevski. Dans sa démarche, le théâtralisable — compris ici comme ce qui suscite un désir d’adaptation —, se confondrait donc avec l’adaptable, simple adéquation d’ordre formel. Néanmoins, Copeau se repose finalement peu sur ce potentiel dramatique de l’œuvre, et la refonte totale à laquelle il procède invite à penser que son intérêt pour le roman se trouve ailleurs.

9Dans le programme du spectacle distribué lors de sa reprise au Théâtre du Vieux-Colombier en 1914, Copeau affirme : « Tel fut […] notre point de départ : la valeur dramatique en soi de l’œuvre de Dostoïevski et, tout particulièrement, des Frères Karamazov11 ». Plusieurs éléments ont pu l’amener à faire de ce caractère adaptable du roman de Dostoïevski la raison déclarée de son projet de théâtralisation.

10Tout d’abord, la lecture de l’œuvre alors récemment traduite de Dmitri Merejkowski, Tolstoï et Dostoïevski, qu’il cite lui-même dans le programme du spectacle. Il a en effet pu y trouver une première invitation à l’adaptation théâtrale quand il lisait que « les œuvres principales de Dostoïewsky ne sont, en réalité, ni des romans, ni des épopées, mais des tragédies12 ». Pour soutenir cette affirmation, Merejkowski met en valeur le caractère agonique des personnages, en lutte permanente avec eux-mêmes, et souligne l’importance des dialogues, qui apparentent le roman à un scénario. Copeau fait sienne cette analyse et en reprend les éléments dans le programme du spectacle :

Non seulement y abondent incidents et péripéties sous une forme directe et qui touche les sens, mais encore toute manifestation psychologique s’y présente en action. En lisant ces romans, on y assiste. Les personnages s’y analysent, s’y expriment uniquement par le dialogue. A tel point que le texte non dialogué fait souvent penser à des indications scéniques intercalées entre les répliques13.

11Avec une telle comparaison entre la poétique de Dostoïevski et les codes dramatiques, Merejkowski légitimait une entreprise d’adaptation théâtrale des Frères Karamazov.

12Avant cela, Copeau avait déjà pu avoir entrevoir le potentiel dramatique de l’œuvre à la lecture des traductions qu’il avait à sa disposition14. Celle d’Halpérine-Kaminsky et Morice en particulier — par laquelle Copeau a découvert le roman — multiplie les amputations et les manipulations, allant même jusqu’à l’invention15, ceci pour soulager le public français des longues descriptions et des nombreuses digressions du roman et pour le faire davantage correspondre à son goût. Plus qu’une traduction, les traducteurs proposaient finalement une première forme d’adaptation, qui rapprochait encore l’œuvre du genre dramatique.

13Selon un certain théâtre — le théâtre réaliste de l’époque, hérité du xixe siècle qui s’emparait volontiers de romans —, le caractère adaptable des Frères Karamazov ainsi mis en valeur peut suffire à susciter un désir d’adaptation. La démarche vise dans ce cas à transformer le roman en une pièce de théâtre qui, mise en scène, pourrait donner vie aux personnages. André Gide, qui a été un interlocuteur privilégié de Copeau tout au long de son travail, rend compte d’une telle approche quand il écrit dans Le Figaro quelques jours avant la première des Frères Karamazov au Théâtre des Arts que le défi à relever tient selon lui à la question de l’interprétation des personnages :

Il s’agit de savoir, aujourd’hui qu’on les porte sur le théâtre (et de toutes les créations de l’imagination et de tous les héros de l’histoire, il n’en est point qui méritent davantage d’y monter), il s’agit de savoir si nous reconnaîtrions leurs voix déconcertantes à travers les intonations concertées des acteurs16.

14Cependant, s’il y fait référence, Gide ne s’en tient pas à cette conception de l’adaptation, comme simple incarnation de personnages romanesques par des comédiens, sur une scène de théâtre. Il suggère en effet que ceux de Dostoïevski ne sont pas n’importe lesquels, qu’ils « méritent » plus que tout autre de monter sur scène, et qu’en outre leurs voix sont « déconcertantes ». Ces formulations laissent entrevoir une appréhension particulière des personnages de Dostoïevski, que Gide approfondit quelques années plus tard, dans une série d’articles et de conférences17. De ses analyses, il dégage notamment la notion désormais positive de « complexité ». Elle tient selon lui à l’intrication dans ses romans de l’idée — jamais définitive —, du personnage — irréductible à un quelconque type ou symbole, et au caractère qui plus est instable — et du réel — donné à voir dans sa confusion. A cela s’ajoute encore l’opinion que Dostoïevski, mieux que tout autre avant lui, saisit à travers eux la vie-même18 — raison pour laquelle ces êtres, que Gide considère comme vivants dès la lecture, méritent selon lui plus que d’autres de monter sur scène.

15Copeau est sensible à ces réflexions que Gide partage avec lui depuis plusieurs années déjà, et il tente à son tour de formuler ce qui fait selon lui la singularité des personnages de Dostoïevski et de leurs relations à l’occasion d’une recension pour La Nouvelle Revue Française d’une étude d’André Suarès sur Dostoïevski :

Je sens qu’ils vivent sur les confins, sur les limites les uns des autres. Et c’est ainsi qu’ils s’aiment ou se haïssent, s’attirent ou se menacent de si près, si dangereusement. C’est ainsi que se propagent, parmi eux, de si soudaines, de si foudroyantes contagions. On dirait que chacun, étant trop plein de sa substance et de sa flamme, les laisse déborder19.

16Dans le dégagement de cette proximité qui oscille entre la complicité et la rivalité, qui fait basculer d’une attitude à l’autre, Copeau entrevoit une psychologie d’un autre type que celle logique et causale qui domine alors en littérature, et plus encore sur la scène de théâtre de son temps. Cette conception nouvelle du personnage, parce qu’elle ouvre d’autres possibilités de jeu théâtral, est peut-être ce qui paraît théâtralisable à Copeau. De fait, lorsqu’en 1913 il entreprend une régénération complète du théâtre avec l’ouverture du Théâtre du Vieux-Colombier, pour combattre « l’esprit de cabotinage et de spéculation20 » qui selon lui dominent alors cet art, il place au cœur de son projet réforme la question du jeu du comédien. Les Frères Karamazov de Dostoïevski constituerait ainsi le point de départ de ses recherches.

17L’enjeu de l’adaptation serait dès lors pour Copeau d’y réinvestir cette psychologie nouvelle. Par là peut s’expliquer le fait qu’il ait refusé de se contenter de procéder à « de simples découpures pratiquées au vif du texte original et présentées sans lien, sur un plan unique21 », et qu’il ait au contraire entrepris de donner au roman « la forme précise, un peu étroite, presque géométrique que nous imposons ordinairement à nos drames22 ». Cette forme qui caractérise le drame selon lui s’apparente à celle du théâtre classique : des douze livres du roman de Dostoïevski et de ses quelques mille pages, il écrit une pièce composée de 5 actes et de 44 scènes. De même, Copeau se soumet en partie à la règle des unités23. Un tel respect de ces contraintes dramatiques paraît manifester le désir d’ordonner la matière romanesque, d’en dynamiser la narration, d’en reproduire les effets, mais plus encore une volonté de créer des scènes et de recomposer des situations capables de donner à percevoir la complexité des personnages et de leurs relations.Elle transparaît tout particulièrement dans la confrontation d’Ivan et de Smerdiakov à l’acte V, qui mieux qu’aucune autre paraît illustrer l’analyse de Copeau citée précédemment en donnant à percevoir l’infra-langage qui sous-tend le dialogue des deux personnages, qui tantôt se confondent, tantôt se dissocient violemment.  L’importance que Copeau accorde au choix des comédiens24, ainsi que le réglage minutieux de leurs déplacements et de leurs gestes prennent également sens dans cette perspective.

18Si les différentes déclarations de Copeau sur son désir d’adapter Les Frères Karamazov mettent bien en valeur la tension dans laquelle il est pris entre le théâtre de son temps et ses aspirations encore latentes pour rénover cet art, il apparaît finalement qu’il pense cette rénovation à partir de Dostoïevski, qui apparaît comme un levier de transformation possible. L’importance de ce premier spectacle et l’influence durable de Dostoïevski sur la réflexion de Copeau, on peut encore en prendre la mesure avec ces lignes au vocabulaire significatif qu’il écrit quelques années plus tard, sur la relation que doit avoir un comédien à son personnage :

Vous dites d’un comédien qu’il entre dans un rôle, qu’il se met dans la peau d’un personnage. Il me semble que cela n’est pas exact. C’est le personnage qui s’approche du comédien, qui lui demande tout ce dont il a besoin pour exister à ses dépens, et qui peu à peu le remplace dans sa peau. Le comédien s’applique à lui laisser le champ libre.

Il ne suffit pas de bien voir un personnage, ni de le bien comprendre, pour être apte à le devenir. Il ne suffit même pas de le bien posséder pour lui donner la vie. Il faut en être possédé25.

Arsène Durec (Smerdiakov) et Charles Dullin (Ivan) dans Les Frères Karamazov (acte V) par Copeau. Photo : Bert, dans Comoedia illustré, mai 1911.

Camus et Les Possédés : rénover le tragique par les questionnements philosophiques

191938, Alger. Albert Camus reprend au Théâtre de l’Équipe qu’il a fondé l’adaptation de Copeau, Les Frères Karamazov, dans laquelle il interprète le rôle d’Ivan. A ce sujet il confie : « Je l’ai aimé par-dessus tout, je le jouais peut-être mal, mais il me semblait le comprendre parfaitement. Je m’exprimais directement en le jouant26 ». Plus encore qu’au personnage tel qu’adapté par Copeau, il est probable que Camus se réfère directement à l’Ivan du texte de Dostoïevski pour interpréter ce rôle.

20Les réflexions d’Ivan irriguent en effet largement le dialogue que Camus entretient avec Dostoïevski dans chacune de ses œuvres, un dialogue au long cours qui prend fin avec Les Possédés27. Les figures d’Ivan, de Stavroguine ou de Kirilov et les réflexions qu’ils portent ayant déjà nourri toute sa création, pourquoi Camus en vient-il à une adaptation en 1959 ? Qu’est-ce qui lui paraît théâtralisable dans Les Démons, le roman le plus idéologique de Dostoïevski, celui que son auteur désignait lui-même comme un pamphlet ?

21Lors d’un entretien pour la revue Spectacles, Camus se souvient : « J’ai rencontré l’œuvre de Dostoïevski à vingt ans et l’ébranlement que j’en ai reçu dure encore, après vingt autres années28 ». Aussitôt après cette déclaration, il cite en particulier Les Possédés, qu’il place aux côtés de L’Odyssée, Guerre et Paix, Don Quichotte et le théâtre de Shakespeare. Camus formule là la genèse d’une connivence profonde de sa pensée avec celle de Dostoïevski, une connivence qui se déploie dans presque toutes ses œuvres et qui est couronnée par son adaptation des Démons.

22Dès Caligula, en 1938, Camus s’inscrit dans le sillage de la réflexion de Dostoïevski et pousse au plus loin la logique du « tout est permis » formulée par Ivan dans Les Frères Karamazov. Par la suite, les conséquences d’une telle affirmation sont encore discutées dans La Peste ou Les Justes. Outre ses œuvres dramatiques et romanesques, Camus se réfère encore aux personnages de Dostoïevski dans ses essais. Dans L’Homme révolté en particulier, il convoque Ivan pour illustrer un aspect de la révolte métaphysique et les personnages des Démons pour la partie qu’il consacre à la révolte historique29. Selon Peter Dunwoodie, qui a étudié les différentes formes prises par cette relation30, si le dialogue est si soutenu, c’est que Camus trouve dans les romans de Dostoïevski de quoi nourrir sa réflexion sur l’absence de Dieu, l’absurde, le suicide, la révolte, le meurtre, la justice, la souffrance ou encore le désarroi moral — autant de questions posées dans Les Démons.

23Mais si Camus en vient cette fois à adapter le roman à la scène, poussant au plus loin son dialogue avec lui, c’est peut-être plus encore car l’actualité philosophique et politique de la pensée de Dostoïevski dans ses romans est de celles dont Camus et certains de ses contemporains veulent nourrir le théâtre de leur temps. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une partie des intellectuels affirme en effet la nécessité de faire du théâtre un art engagé. Il s’agit pour eux de donner à voir sur scène le drame de l’homme moderne, en prise avec les questions de son époque.

24Une telle préoccupation transparaît chez Camus au cours d’un entretien à l’occasion de son adaptation, lorsqu’il dit :

On a longtemps cru que Marx était le prophète du xxe siècle. On sait maintenant que la prophétie a fait long feu. Et nous découvrons que le vrai prophète était Dostoïevski. Il a prophétisé le règne des grands inquisiteurs et le triomphe de la puissance sur la justice31.

25Ce qui est à ses yeux théâtralisable dans Les Démons, il semble ainsi que ce soient les idées formulées par Dostoïevski, et plus particulièrement la thèse du roman, qu’il dégage en ces termes : « les mêmes chemins qui mènent l’individu au crime mènent la société à la révolution32 ». Parce que le roman illustre le nihilisme et pose la question du mal — sous deux de ses formes, le mal ontologique et métaphysique avec Stavroguine, et le mal empirique et historique avec Verkhovensky —, le spectateur des Possédés était ainsi invité à assister à la pièce en prenant la mesure des discours qu’elle faisait entendre à l’aune des révolutions et des dictatures de son époque.

26Néanmoins, cette affinité avec la pensée de Dostoïevski, qu’il considère comme actuelle et qu’il a pu vouloir transposer sur scène de façon encore plus explicite que précédemment, paraît insuffisante pour expliquer sa démarche. Deux assertions de Camus mènent sur une autre voie. D’une part, lorsqu’il écrit dans le programme du Théâtre Antoine où est présenté le spectacle : « Il y a près de vingt ans […] que je vois ses personnages sur la scène » ; de l’autre, lorsqu’il affirme au cours d’une émission télévisée : « ces Possédés […] résument ce qu’actuellement je sais et je crois du théâtre33 ». Ces propos amènent à envisager cette adaptation au-delà du dialogue philosophique des deux auteurs, dans une perspective proprement théâtrale.

27Dans le Mythe de Sisyphe, Camus écrit :

Tous les héros de Dostoïevski s’interrogent sur le sens de la vie. C’est en cela qu’ils sont modernes, ils ne craignent pas le ridicule. Ce qui distingue la sensibilité moderne de la sensibilité classique, c’est que celle-ci se nourrit de problèmes moraux et celle-là de problèmes métaphysiques. Dans les romans de Dostoïevski, la question est posée avec une telle intensité qu’elle ne peut engager que des solutions extrêmes. L’existence est mensongère ou elle est éternelle. Si Dostoïevski se contentait de cet examen, il serait philosophe. Mais il illustre les conséquences que ces jeux de l’esprit peuvent avoir dans une vie d’homme et c’est en cela qu’il est artiste34.

28Ce que Camus dit ici admirer chez Dostoïevski, c’est la façon dont il déplace la question du mal hors du champ de la morale, et plus encore la manière qu’il a d’incarner des réflexions métaphysiques dans des personnages qui poussent leur raisonnement au plus loin. C’est selon lui ce qui fait la valeur de son art.

29Or cette capacité qu’a Dostoïevski de rendre caduque l’opposition entre la philosophie et le roman lui semble particulièrement exemplaire. En transposant son roman à la scène, Camus veut de la même manière mêler philosophie et théâtre, car cela lui semble être le moyen de rénover le tragique. Montrer le caractère passionnel que peuvent avoir les idées, donner à voir le spectacle de déchirements métaphysiques sous une forme non pas abstraite, mais personnifiée : tel est l’idéal qu’il veut atteindre. L’enjeu de l’adaptation de Camus est donc de transposer les débats existentiels des personnages sur scène et d’en faire la matière même de la pièce – comme il a déjà tenté de le faire dans Caligula ou Les Justes.

30Du roman de Dostoïevski, il retient ainsi en particulier les postures des personnages et leurs affrontements, telles que le nihilisme de Piotr Verkhovensky, le sentiment de l’absurde de Kirilov ou le discours slavophile de Chatov. Mais plus encore que ceux-là, le véritable héros tragique moderne est pour Camus Stavroguine, hanté par l’absurde et la conviction que « tout est permis », mais incapable d’assumer cette posture, avide qu’il est d’amour et de foi. Il offre selon lui un exemple d’« homme contradictoire, déchiré, désormais conscient de l’ambiguïté de l’homme et de son histoire », celui que Camus désigne comme « l’homme tragique par excellence35 ». Dès lors, afin de faire de « l’énigme de Stavroguine, le secret de Stavroguine » — qui constitue selon lui « le thème unique des Possédés36 » — le cœur de son adaptation, le centre de gravité de sa pièce il rétablit la confession du personnage, écartée par la censure au moment de la publication du roman.

31Dans cette entreprise de résurrection du tragique dans le théâtre moderne, il est intéressant de constater que Camus dissocie le tragique de la tragédie37. S’il se montre sensible aux qualités dramatiques du roman38, il n’a pas recours au modèle classique pour le transposer à la scène, comme l’a fait Copeau. Il opte plutôt pour une dramaturgie hybride capable de prendre en charge la dimension épique de l’œuvre-source — avant tout soucieux comme il l’est de rendre compte des débats des personnages. A la succession de scènes organisées en acte, il préfère donc une répartition de la matière romanesque en parties et tableaux, dont l’enchaînement est assuré par les interventions régulières d’un narrateur qui comblent les ellipses temporelles qui les séparent et fluidifient le passage d’un lieu à un autre. Mettant en jeu jusqu’à l’unité de ton, Camus affirme qu’il a tenté de suivre « le mouvement profond du livre et d’aller comme lui de la comédie satirique au drame puis à la tragédie39 », mouvement qu’il redouble à la scène par une scénographie de plus en plus abstraite, de moins en moins « enracinée dans la matière »40.

32Les Possédés gagnent finalement la faveur du public, plus encore que n’importe quel autre spectacle de Camus, alors même que certaines de ses pièces soulevaient des problématiques proches. Certains critiques vont jusqu’à généraliser le phénomène et affirment que ses contemporains appréciaient plus ses adaptations que ses pièces, comme si en adaptant — et tout particulièrement Dostoïevski — Camus s’octroyait une liberté plus grande, dans la réécriture comme dans la mise en scène ; une liberté plus apte à servir son projet théâtral.

Michel Bouquet (Piotr) et Pierre Vanek (Stavroguine) dans Les Possédés par Albert Camus au théâtre Antoine, Paris, janvier 1959. Photo : Lipnitzki/ Roger Viollet/ Getty Images (LIP-012-058-134).

Macaigne et L’Idiot : éprouver le théâtre dans toutes ses dimensions avec Dostoïevski

33Le spectateur venu voir la dernière création de Vincent Macaigne, Idiot !41, est à son arrivée au théâtre pris d’assaut par le spectacle. Dès le hall d’entrée, il est en effet accueilli par une diffusion à haut volume de la chanson populaire Sarà Perché ti amo, à laquelle se superposent les cris d’un comédien au mégaphone qui invite le public à former une farandole pour fêter l’anniversaire de sa fille chérie. L’apparent désordre ne prend pas fin une fois entré en salle, où une ambiance de discothèque est créée par une musique composite encore plus forte, des lumières déjà tamisées, des nuages de fumées, et les sollicitations du même comédien qui, jouant les chauffeurs de salle, encourage le public à venir se servir un verre de bière sur la scène, et à danser et crier avec lui.

34Cette entrée en matière peut paraître de prime abord en décalage complet avec le projet annoncé d’un spectacle « d’après L’Idiot de Fiodor Dostoïevski ». Néanmoins, l’impression ne dure qu’un moment, et cette approche se montre finalement capable de transporter au cœur des questions soulevées par le roman. Elle est le fruit d’un dialogue profond de V. Macaigne avec Dostoïevski, d’une proximité que le metteur en scène commente lui-même, se disant autant sensible au discours élaboré dans l’œuvre, notamment sur la figure de l’idiot, qu’à sa forme épique, ou à ce qu’il nomme sa « rage ». Autant de pistes à suivre pour comprendre ce que V. Macaigne envisage de théâtralisable dans le roman, de façon apparemment plurielle.

35Contrairement à Copeau et Camus, V. Macaigne ne pose à aucun moment la question du caractère adaptable du roman qu’il choisit. Héritier de toute une tradition postmoderne, son théâtre ne s’embarrasse pas de distinctions génériques. Qu’il s’empare d’un roman ou d’une pièce, V. Macaigne procède de la même façon42 : il s’agit pour lui de réécrire le texte afin de construire à partir de lui un discours sur le monde contemporain. L’adaptation, dans ce cas, est prise au sens large de mise au diapason de l’œuvre avec les préoccupations de son temps.

36V. Macaigne dit ainsi s’intéresser à L’Idiot car Dostoïevski y aurait prédit la dérive contemporaine. Selon lui, l’auteur décrit dans cette œuvre « l’avènement de la société moderne, avec l’arrivée du crédit, du capitalisme, de la machine à vapeur » et il ajoute que « cette nouveauté suscite une sorte d’effroi » chez Dostoïevski43. Un effroi que l’histoire a justifié pour V. Macaigne, près d’un siècle et demi plus tard, à l’heure où les modèles économiques érigés au début du xxe siècle paraissent épuisés, l’idéologie du progrès éprouvée, et l’espoir condamné au point d’avoir laissé place à un cynisme destructeur. Le parallèle entre la Russie de la fin du xixe et la France du xxe siècle l’invite à faire sien le chant du cygne de Dostoïevski, et à affirmer que dans le roman comme dans le monde contemporain, « il y a l’idée que ce que l’on a construit est en train de couler, la sensation que ce pour quoi on s’est battu est en train d’être détruit », prenant alors les exemples de la sécurité sociale ou du théâtre public pour appuyer son rapprochement44. Parce que V. Macaigne considère le théâtre comme un moyen de saisir le monde contemporain, de tenir un discours sur lui, et que Dostoïevski parlerait de ce monde, son œuvre lui paraît donc théâtralisable.

37La réécriture du roman à laquelle il procède est soutenue par cette intuition et vise ainsi à montrer « comment cela résonne […] par rapport au monde dans lequel nous vivons45 ». Son intérêt pour l’œuvre se porte alors moins sur l’enchaînement des événements dans une intrigue resserrée — qui ont paru adaptables à plus d’un metteur en scène avant lui —, que sur les discours auxquelles les situations créées donnent lieu. Une partie de son travail a donc consisté à mettre en valeur certaines voix qui débattent sur la marche du monde, en particulier sur ses évolutions politiques et économiques, ainsi que leurs implications sociales. Il prend ainsi largement appui sur l’échange d’Evgueni Pavlovitch et du prince Mychkine en présence de toute leur société au début du livre 3, et en distille les éléments dans les prises de parole de plusieurs personnages.

38Plus encore, dans le cours de la réécriture du roman, Macaigne insère des références directes au monde contemporain. Cependant, il est nécessaire de préciser que même quand il prend ses distances avec L’Idiot, Macaigne ne vise pas à « actualiser » le texte de Dostoïevski. Il ne s’agit pas de transplanter ses personnages dans le xxie siècle. Sa démarche vise plutôt à mettre en écoute le roman depuis notre réalité, et donc à jouer de la superposition entre les époques. Cette pratique le place dans la lignée de Brecht, qui encourage à un nouvel usage des classiques, dont il faut selon lui « mettre en lumière [le] contenu idéologique formel46 » pour les mettre au service de la société.

39Cet effet palimpseste est particulièrement sensible dans le brassage de références hétéroclites sur scène. Après la mise en condition du spectateur que l’on a évoquée, la perspective de Macaigne sur le roman est mise en évidence par la présence d’éléments contemporains sur le plateau, tels un ballon Mickey gonflé à l’hélium ou des distributeurs de boissons ornés de publicités lumineuses. La citation la plus explicite empruntée à notre époque prend la forme d’un extrait d’un discours de Nicolas Sarkozy — remplacé en 2014 par un extrait du débat qui l’opposait à François Hollande lors de la campagne présidentielle.

40Néanmoins, V. Macaigne ne choisit pas simplement L’Idiot pour les discours qu’il contient et qui peuvent aider à penser notre monde. Son spectacle manifeste une attirance véritable pour cette œuvre, qu’il cherche à traduire dans un langage qui lui est propre. Or, l’originalité de son geste réside dans le fait que c’est précisément à partir de cette œuvre qu’il repense le théâtre dans son ensemble, que c’est en s’appuyant constamment sur elle qu’il remet en jeu cet art dans toutes ses dimensions —de l’écriture à la perception du spectateur, de l’esthétique scénique au jeu — pour mieux rendre compte de sa lecture de l’œuvre.

41Cette mise à l’épreuve du théâtre dans ses conventions les plus primaires a pu transparaître dans la description que l’on a faite du début d’Idiot ! D’emblée, le rapport entre les comédiens et les spectateurs est en effet ébranlé par le débordement du spectacle jusque dans le hall du théâtre — voire dans la rue —, et ce dérangement se poursuit bien au-delà de cette entrée en matière dans le cours du spectacle.

42Mais avant cela, dès la réécriture du roman, Macaigne entreprend de se débarrasser de toute convention, alors romanesque. En effet, les suppressions qu’il pratique mettent de côté de façon symptomatique les épisodes en apparence les plus adaptables du roman. Ainsi il se passe non seulement de la rencontre du prince Mychkine et de Rogojine dans un train, qui remplit la fonction de situation initiale en liant le destin des deux personnages, mais plus encore du dénouement paroxystique qui les rassemble autour du corps assassiné de Nastassia — scène en fonction de laquelle Dostoïevski dit avoir écrit tout le roman, et dont la suppression a pour effet de modifier la trajectoire des trois personnages et de placer encore davantage l’accent sur la figure de l’idiot. De la même façon, Macaigne dilue dans sa réécriture la concentration temporelle du roman, notamment du livre 1, comme s’il voulait là aussi se passer de ce qui pourrait paraître trop ficelé et cherchait au contraire à introduire du désordre dans l’œuvre de Dostoïevski déjà dense. Dans sa note d’intention, il annonce : « L’enjeu n’est pas de “résumer” L’Idiot, mais de rendre [sur scène] sa force épique et littéraire, son mouvement, sa profusion47 ». Et de fait, ce qui reste finalement du roman, c’est le déploiement d’une matière complexe, digressive, longue, qui semble capable de reproduire chez le spectateur une impression de lecture « dostoïevskienne ».

43Au-delà des idées portées par les personnage et la prise en charge de la part épique de l’œuvre sur scène — dimensions qui rapprocheraient sa démarche de celle de Camus —, V. Macaigne cherche ainsi à théâtraliser jusqu’au plus impalpable de l’œuvre : son ton, son énergie, sa « pulsation vitale » comme le formule Michel Corvin48. Il dit vouloir « créer une œuvre scénique qui parte de la rage de Dostoïevski49 », « faire du plateau le lieu de [leur] lecture de L’Idiot, de la puissance et de la violence de sa fable50 ». Rage, folie, démesure… autant de termes par lesquels il tente d’approcher ce à quoi il est sensible dans le roman, et qu’il tente de réinvestir sur scène.

44L’importance qu’il accorde au motif de la souillure dans son spectacle, tant dans la réécriture du texte que par certains gestes des comédiens, paraît dès lors significative. Elle est à l’origine de tout un lexique scénique, composé des matières dont les corps sont enduits tout au long du spectacle : l’huile, la mousse, l’eau, la peinture, les paillettes, le faux sang, la terre… Ce lexique est chargé de rendre compte de la violence des rapports des personnages, en particulier à l’encontre du prince Mychkine et de Nastassia Philippovna. Le caractère presque littéral et primitif de cette représentation de la souillure semble en outre pouvoir révéler le ferment mythique que V. Macaigne dit trouver dans l’œuvre de Dostoïevski.

45Aux lynchages s’ajoutent encore les gifles, les coups et les chutes, ainsi qu’un mode de profération exacerbé. Tout au long du spectacle, les comédiens chargent en effet chaque mot d’une force physique et d’une puissance sonore qui cherche encore à rendre compte de la rage et de la violence que perçoit V. Macaigne dans l’œuvre, en rendant palpable la détresse des personnages, et en donnant l’impression qu’ils jouent leur vie à chaque instant. Mais le cri n’interdit pas la nuance, et d’abord car il se déploie au cours de longues tirades. De fait, Macaigne a transformé les dialogues du roman —dominants dans la poétique de Dostoïevski, au point d’avoir pu être à l’origine d’un désir de théâtre chez plusieurs adaptateurs — en longues répliques, mettant ainsi en valeur le caractère dialogique des postures de chaque personnage, leurs contradictions insolubles, plus fécondes encore d’un point de vue dramatique ainsi exacerbées. Du hurlement débridé au cri maîtrisé, les comédiens donnent à voir un rapport mouvant à leur personnage et font ainsi percevoir les scissions qui les constituent. Ce choix esthétique radical qui ouvre encore leur appréhension tend à faire atteindre la « grande densité émotionnelle51 » que V. Macaigne recherche aussi avec L’Idiot.

Pauline Lorillard et Dan Artus, dans Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer de Vincent Macaigne, au Théâtre de Vidy, Lausanne, octobre 2014. Photo : Samuel Rubio.

Déplacer le théâtre avec Dostoïevski

46Dans le discours dont ils entourent leur spectacle, Copeau comme Camus mettent en avant le fait que la poétique de Dostoïevski rapproche ses œuvres du théâtre. Ils suggèrent ainsi qu’ils adaptent ses romans car ils sont adaptables. Néanmoins, ils font finalement peu cas de ces caractéristiques dramatiques dans la réécriture qu’ils proposent, et ces remarques paraissent ne servir qu’à légitimer leur entreprise a posteriori. L’étude de ces trois spectacles révèle qu’en réalité plusieurs aspects des romans de Dostoïevski — l’intrigue, les personnages, le contenu idéologique ou philosophique, la forme épique, ou de façon encore moins tangible, la rage — ont pu paraître théâtralisables aux metteurs en scène, ont pu susciter chez eux le désir de s’en emparer.

47Mais chacune de leur démarche démontre plus encore que ce qui selon eux attire Dostoïevski au théâtre, ce qu’ils considèrent comme théâtralisable dans ses romans, est indissociable du déplacement qu’ils recherchent avec lui, de la stimulation de la scène qu’ils en attendent. Dans les trois cas, il apparaît en effet qu’ils invoquent Dostoïevski afin de donner une nouvelle inflexion au théâtre, afin de renouveler ses conditions — que leurs recherches portent sur le jeu du comédien, les formes du tragique ou l’art théâtral lui-même.

48Un tel parcours diachronique, de Copeau à Camus, puis de Camus à V. Macaigne, met en outre en valeur le fait qu’un tel déplacement recherché avec Dostoïevski n’est pas lié à un théâtre, celui d’une certaine époque, ou de l’une ou l’autre tendance esthétique. Aujourd’hui encore, alors que le théâtre semble échapper à toute entreprise de définition, que même le qualificatif de « postdramatique » semble peu apte à en cerner les contours mouvants car il est régulièrement remis en jeu dans toutes ses composantes, Dostoïevski continue d’être adapté par les metteurs en scènes contemporains afin de nourrir leurs recherches artistiques.

49Au terme de cette réflexion, il semble finalement que le théâtralisable est particulièrement pertinent pour saisir le caractère double du mouvement qui relie les romans de Dostoïevski au théâtre. Alors que l’adaptable se limite à penser les formes de compatibilités de certains objets avec la scène, le théâtralisable a pour qualité de prendre également en compte l’écart fécond, la résistance créatrice qui fondent l’attirance de certains objets pour le théâtre.

BIBLIOGRAPHIE

Bakhtine Mikhaïl Mikhaïlovitch, La Poétique de Dostoïevski, trad. Isabelle Kolitcheff, Paris, Seuil, 1998.

Bartfled Fernande, L’Effet tragique : essai sur le tragique dans l’œuvre de Camus, préface de Jacqueline Lévi-Valensi Paris, Champion, 1988.

Brecht Bertolt, Écrits sur le théâtre, trad. et éd. Gérald Eudeline, Serge Lamare et Jean Tailleur, Paris, L’Arche, 1963.

Camus Albert, Carnets. I, Mai 1935-février 1942, éd. Raymond Gay-Crosier, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013.

—, Le Mythe de Sisyphe : essai sur l’absurde (1942), Paris, Gallimard, 1979.

 

—, Les Possédés (1959), éd. Pierre-Louis Rey, Paris, Gallimard, 2010.

Âge et numéro d’acteur de la comédie romaine à Louis de FunèsAge Performing and Acting Solos from Roman Comedy to Louis de Funès Céline Candiard

Pour un historien du théâtre, la question des âges de la vie et de leur représentation sur scène renvoie de manière quasiment inévitable à une réflexion très ancienne, initiée au ier siècle de notre ère par le poète romain Horace dans son Art poétique, sur la composition et l’interprétation des rôles comiques :

1 Horace, L’Art poétique ou l’Épître aux Pisons, v. 156-178, trad. F. Richard, Paris, Garnier, 1944.

Il faut marquer exactement les traits de chaque âge et peindre de couleurs convenables les caractères qui changent avec les années. L’enfant, quand il sait répéter ce qu’on lui a appris et marcher d’un pas assuré, brûle de jouer avec ses camarades ; il se met en colère et se calme sans motifs ; il change à tout instant. L’adolescent imberbe, enfin libéré de son précepteur, aime les chevaux, les chiens, la piste ensoleillée du Champ de Mars ; comme une cire molle, il se laisse façonner au vice, regimbe aux avertissements, met longtemps à songer à l’utile, dépense sans compter, a de l’orgueil, des désirs extrêmes ; il abandonne vite ce qu’il a aimé. Quand vient l’âge d’homme, les goûts et le caractère changent : on recherche le crédit, les relations, on sacrifie tout aux honneurs ; on se garde d’une faute, pour n’avoir pas ensuite la peine de revenir en arrière. Le vieillard est sujet à d’innombrables maux ; il amasse, puis, ô pitié ! met de côté son argent et n’ose pas s’en servir, il administre ses affaires avec lenteur et timidité, remet au lendemain, a peu d’espoirs, peu d’activité, voudrait être maître de l’avenir ; il est difficile à vivre, grondeur, fait l’éloge du temps où il était enfant, ne cesse de critiquer et de reprendre les jeunes. Les années apportent avec elles maints avantages, qu’elles nous enlèvent quand nous sommes sur le retour. Ne confie donc pas à un jeune homme un rôle de vieillard, à un enfant un rôle d’homme, et donne à chaque âge la vie extérieure et le caractère qui lui conviennent1.

 

2 N. Boileau, Art poétique, chant II, v. 389-390.

2Horace recommande ainsi au poète dramatique de représenter de manière adéquate, à travers ses personnages, les caractéristiques liées à chaque âge de la vie : il s’appuie pour cela sur des stéréotypes dont la force ne s’est toujours pas démentie vingt siècles plus tard, tant il est aisé de reconnaître ici, mutatis mutandis, les lieux communs de notre temps sur les désirs impétueux de la jeunesse et la frilosité du grand âge. Le xviie siècle français a fait de ce texte l’un des piliers de la règle de vraisemblance, Boileau en proposant une quasi-traduction dans son propre Art poétique : « Ne faites point parler vos acteurs au hasard, / Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard2. » Si le classicisme français a compris ce texte avant tout comme la primauté de l’opinion commune, dont le poète se doit de respecter les catégories afin de rendre possible les processus de reconnaissance et d’identification, l’historien y verra plutôt le rappel des codifications très fortes de la comédie romaine antique, largement structurée par les oppositions générationnelles.

3De fait, si l’on s’intéresse au système des rôles de la comédie romaine, on se trouve devant un tableau à trois entrées prenant en compte le statut juridique (esclave ou homme libre), le sexe (homme ou femme) et l’âge (jeune ou vieux), chaque combinaison donnant lieu à un rôle-type. On a par exemple le précepteur, qui correspond à la catégorie du vieil esclave de sexe masculin, ou la prostituée, qui appartient à la catégorie des jeunes esclaves de sexe féminin. Mais c’est avant tout dans la catégorie des hommes libres que l’opposition entre jeunes et vieux est mise en valeur, à travers deux rôles-clés de la comédie, désignés (de manière significative) par la mention de leur tranche d’âge : le senex (vieillard) et l’adulescens (jeune homme). Ces deux rôles focalisent les deux principales logiques qui s’opposent à chaque fois dans la comédie romaine : la logique festive avec le jeune homme, généralement amoureux et prêt à faire toutes les dépenses que cet amour exigera, qu’il s’agisse de louer sa bien-aimée à un proxénète (quand c’est une prostituée) ou d’organiser un coûteux banquet de mariage (quand c’est une jeune fille libre) ; et la logique anti-festive avec le vieillard, hostile aux dépenses et aux désirs des jeunes gens. C’est l’opposition radicale et paralysante de ces deux logiques qui constitue habituellement la situation de départ des comédies et que l’intervention d’un esclave (servus) s’emploiera à surmonter, le plus souvent par le recours à des stratagèmes rusés, afin de contourner l’opposition du vieux et de faire triompher le désir des jeunes gens. Notons d’ailleurs que les jeunes et leur logique de consommation obtiennent systématiquement gain de cause, comme on peut s’y attendre dans le contexte festif des Jeux où sont représentées les comédies à Rome.

L’âge : un caractère ?

4À ces deux logiques correspondent, pour chacun des deux rôles, des attitudes récurrentes. Ainsi l’adulescens, en butte à la sévérité du vieux, se livre volontiers à de longues plaintes au pathétique ridicule, qui parodient celles de la tragédie et de la poésie élégiaque : c’est notamment le cas dans la Cistellaria de Plaute, où le jeune Alcésimarque vit les pires tourments en se trouvant confiné à la campagne et donc empêché de fréquenter la prostituée dont il est amoureux :

3 Plaute, Cistellaria, v. 203-210. Je traduis.

ALCÉSIMARQUE : Moi, je crois que l’amour a été le premier à inventer l’art du bourreau chez les humains : je n’ai aucun mal à comprendre ça tout seul, pas besoin d’aller chercher bien loin, puisque je dépasse et surpasse tous les mortels par les souffrances de mon cœur. Secoué, torturé, tourmenté, transpercé, tourné et retourné sur la roue de l’amour, je suis malheureux à en mourir ; je suis transporté, disloqué, mis en morceaux, écartelé, il n’y a plus que ténèbres dans mon esprit3.

4 Ce qui est traduit ici comme une suite de participes passés en -é se présente dans le texte latin c (...)

5L’image d’un supplice généralement subi par les esclaves, renforcée par les assonances et les allitérations4, fait entendre la tirade du jeune homme comme une plainte hyperbolique, qui constitue le principal ressort comique du rôle.

6Quant au senex, qui voit son autorité bafouée par les stratagèmes de l’esclave et la désobéissance du jeune homme, il s’adonne régulièrement à des scènes de colère à leur encontre, comme dans la Mostellaria de Plaute, où le vieux Théopropide vient de découvrir que son esclave s’est moqué de lui en lui faisant croire que sa maison était hantée :

5 Plaute, Mostellaria, v. 1064-1067. Je traduis.

THÉOPROPIDE ( parlant à des esclaves) : Restez où vous êtes, derrière la porte : dès que je vous appelle, sortez immédiatement, et mettez-lui les menottes en quatrième vitesse. Moi, je vais l’attendre devant la maison, ce fameux lascar qui m’a joué la comédie ; et je vous jure que c’est mon fouet qui va lui jouer la comédie, et pas plus tard qu’aujourd’hui5.

7Comme dans cet exemple, la séquence se caractérise à chaque fois par une véhémence verbale et physique (c’est presque toujours une scène chantée et dansée, un canticum, donc une scène à forte valeur spectaculaire), et très souvent par des menaces de violences sur l’esclave qui l’a trompé, violence qui toutefois ne s’exerce jamais. On trouve une trentaine d’exemples de ces séquences dans les comédies romaines de Plaute et de Térence qui nous sont restées.

6 Voir par exemple M. Meyer, Études sur le théâtre latin, Paris, Dezobry, 1847, ou plus récemment D.  (...)

7 Voir par exemple J. Wright, Dancing in Chains: The Stylistic Unity of the Comoedia Palliata, Papers (...)

8Ces scènes récurrentes (la plainte pour le jeune homme, la colère pour le vieux) ont souvent été interprétées par les théoriciens classiques comme l’expression de types psychologiques : la comédie romaine serait une comédie de caractères où les tempéraments propres à chaque âge s’exprimeraient et s’affronteraient entre eux6. L’idée est séduisante, se présentant comme une clé de lecture de la comédie romaine, mais elle ne résiste pas à une lecture approfondie des textes. En effet, on observe tout d’abord que les vieux (n’en déplaise à Horace !) n’y sont pas toujours grincheux et irascibles : on trouve quelques exemples de vieux sympathiques et dévoués à la cause des jeunes gens, comme Périplectomène dans Le Soldat fanfaron de Plaute. La critique traditionnelle en a parfois déduit qu’il y avait non pas un, mais deux types de senes : le senex iratus (celui qui se fâche volontiers) et le senex lepidus (le vieux, plus doux)7. On resterait donc dans la logique du caractère. Mais là encore, la solution trouvée n’est pas satisfaisante : en examinant de plus près les pièces de Plaute et de Térence et les scènes de véhémence des senes, on se rend compte qu’à une exception près, la plupart des senes sont en fait composites et qu’alternent des scènes de colère et d’autres de douceur, sans que cela suive une véritable logique psychologique ni même narrative.

Le spectacle de l’âge

8 M. Faure-Ribreau, Pour la beauté du jeu. La construction des personnages dans la comédie romaine, P (...)

9 Voir notamment les nombreux masques présentés dans l’ouvrage de T. Webster, Monuments Illustrating (...)

9S’il existe quelque chose qu’on pourrait appeler senex iratus, ce n’est pas un type de personnage, mais plutôt, comme l’a démontré récemment Marion Faure-Ribreau8, un type de séquence spectaculaire associée de manière régulière au rôle du vieux. Loin de présenter des caractères psychologiquement et narrativement cohérents, la comédie romaine met en scène les masques dans des séries de séquences conventionnelles où prime la logique spectaculaire, et où le public se plaît à admirer les variations qu’on lui propose sur un code connu. Ainsi donc, le senex iratus serait l’une de ces séquences conventionnelles : ce ne serait pas un sous-rôle du senex, mais une manière parmi d’autres de le jouer, une séquence parmi d’autres dans une réserve de séquences associées au senex. Cela semble appuyé par de nombreux masques de senex qui nous sont parvenus dans la sculpture ou la peinture : ceux-ci donnent souvent à voir une asymétrie des sourcils9, l’un froncé et l’autre droit. Cette dissymétrie permet à l’acteur, en orientant le masque, de jouer différentes attitudes au cours d’une même pièce. Ainsi un même senex pourra être tour à tour iratus et lepidus. On n’est pas dans une logique de caractère, mais bien dans une logique de spectacle : le personnage assume des séquences non pas nécessairement en raison de son tempérament ou de sa situation, mais dans un souci de variété et de surprise. L’une des variations possibles consiste d’ailleurs à ne pas jouer de séquence de senex iratus là où la situation narrative en appellerait une : c’est le cas notamment de Déménète dans La Comédie des ânes, dont le fils vient de lui désobéir : au lieu de se mettre en colère, le senex déclare à son esclave qu’il ne veut pas se mettre en colère contre son fils comme le font les autres pères.

10 Plaute, Asinaria, v. 46-49. Je traduis.

DÉMÉNÈTE : Pourquoi est-ce que moi je devrais t’interroger là-dessus et te menacer, en te reprochant de ne pas m’avoir mis au courant ? Pourquoi enfin est-ce que je devrais me mettre en colère contre mon fils, comme le font tous les autres pères10 ?

10Déménète choisit ici de jouer sa persona non pas avec une séquence de senex iratus, mais avec une séquence de senex lepidus (« vieux gentil »). Le choix est évoqué explicitement, avec une référence claire à la convention comique : en se dérobant à une séquence attendue de senex iratus, Déménète surprend les attentes du spectateur et joue avec elles.

11Cela posé, la séquence de senex iratus reste d’assez loin la plus fréquente des séquences associées au vieillard dans la comédie romaine. Mais là encore, cette récurrence se fait sur le mode de la variation. Ainsi, que l’on compare l’exemple tiré de Mostellaria, précédemment cité, au passage suivant, extrait des Bacchides :

11 Plaute, Bacchides, v. 1087-1103. Je traduis.

NICOBULE : Tous les imbéciles de l’univers, passés, présents, futurs, tous les crétins, tous les abrutis, tous les ahuris, tous les bêtas, tous les benêts, tous les balourds, à moi tout seul je les dépasse largement par mon idiotie et ma bêtise. J’ai tellement honte, ça me tue : à l’âge que j’ai, m’être fait jouer la comédie comme ça, c’est indigne ! Et plus j’y repense, plus les frasques de mon fils me font bouillir. Je suis mort, je suis anéanti, je suis torturé de mille manières ; tous les maux se sont ligués contre moi, et je meurs de toutes les morts à la fois ! Aujourd’hui Chrysale m’a déchiré en morceaux, Chrysale m’a dépouillé ! Ah misère, le brigand, il m’a ratissé de mon or, il a fait ce qu’il voulait de moi, pauvre idiot, avec ses ruses savantes. […] Et ce qui me rend vraiment furieux, ce qui est un vrai supplice pour moi, c’est de me faire avoir à mon âge, et par une comédie pareille ! Avec mes cheveux blancs, ma barbe blanche, on m’a fait cracher mon argent comme un pauvre type. Et le pire, c’est que c’est mon esclave, ce moins que rien, qui a osé me faire ça ! J’aurais préféré perdre beaucoup plus, si au moins ça s’était passé autrement, j’en aurais moins souffert, et ça m’aurait fait moins de tort11.

12Les deux séquences de senex iratus présentées ici sont très dissemblables. Bien que volontiers interchangeables sur le plan narratif, comme la plupart des séquences de senex iratus, elles présentent pour le reste d’infinies variations : elles peuvent être courtes ou longues, omettre ou déplacer un élément ; ainsi, dans l’exemple tiré des Bacchides, on remarque que les termes habituels de châtiment ne s’appliquent plus à l’esclave mais au vieux lui-même, qui se décrit comme un esclave déchiré par le fouet (laceravit ) ou mis en croix (excrucior, percrucior). La séquence de senex iratus fonctionne comme un numéro de base toujours renouvelé, tout comme les numéros de cirque, de music-hall ou de prestidigitation. L’acteur qui la joue fait son numéro plus qu’il ne répond à une situation narrative spécifique ou à une psychologie cohérente et distincte de son personnage : il se livre à un numéro conventionnel, sur lequel le public attend des variations qui sauraient le surprendre à chaque nouvelle pièce.

13Une autre variation possible du numéro de colère est de le déplacer sur une autre persona que le senex. Dans la comédie romaine, ce déplacement fait lui-même l’objet d’une seconde convention, celui de la matrone en colère (matrona irata). Cette convention intervient dans un contexte bien particulier, lorsque le senex est amoureux, ce qui revient à voler le rôle de l’adulescens et à refuser d’assumer le pôle de l’opposition à la fête. C’est alors sa femme qui l’assume à sa place, en reprenant la séquence de colère qui lui correspond, mais cette fois en la dirigeant contre le senex lui-même, comme dans cet exemple de Casina :

12 Plaute, Casina, v. 150-160. Je traduis.

CLÉOSTRATE : Puisqu’il a décidé de nous contrecarrer, moi et mon fils, pour contenter ses ardeurs libidineuses, il va voir un peu, ce pervers immonde, comment je me venge : il connaîtra la faim, il connaîtra la soif, il sera insulté, maltraité, c’est tout ce qu’il mérite, ce vicelard. Oui, je vous jure, je vais carrément le noyer sous les reproches ; je vais lui faire la vie qu’il mérite. De toute façon il finira aux Enfers, il ne sait faire que des immondices, un vrai nid à fornication12.

14On retrouve ici la même véhémence verbale et physique (le passage est un canticum, donc il est dansé) et les mêmes menaces de supplices que dans la séquence de senex iratus, même si le contexte de la tromperie a changé.

13 Voir notamment Quintilien, Institution oratoire, XI, 3, 74 et 178-180.

15Ainsi donc, la séquence de senex iratus répond plutôt à une logique spectaculaire qu’à une logique psychologique, et c’est à ce titre qu’elle connaît un grand succès à Rome. Ce n’est pas un hasard qu’elle soit souvent évoquée par les auteurs romains13 comme l’une des séquences les plus populaires de la scène comique : elle est appréciée pour sa grande virtuosité, manifestement beaucoup plus forte que pour les séquences de plaintes de l’adulescens. Une séquence de senex iratus est avant tout du grand spectacle, qui suppose un travail d’acteur très exigeant. C’est notamment ce que souligne Térence dans le prologue de l’Héautontimoroumenos, où un vieil acteur est chargé de prononcer le prologue et d’expliquer pourquoi il jouera dans cette pièce le rôle du jeune homme et non celui du vieux :

14 Térence, Heautontimoroumenos, prologue, v. 35-45. Je traduis.

Venez à nous l’esprit tranquille ; donnez-moi la possibilité de jouer une pièce calme, dans le silence, pour que je ne sois pas à chaque fois obligé de jouer l’esclave qui court, le vieux en colère, le parasite bâfreur, le sycophante insolent ou le maquereau grippe-sou, en gueulant et en me démenant. Je me fais vieux ! Ne serait-ce que pour moi, dites-vous que cette cause est juste, pour m’alléger un peu la tâche. Parce que de nos jours, ceux qui écrivent de nouvelles pièces n’épargnent rien à un vieux comme moi : dès qu’une pièce est fatigante à jouer, on se précipite pour me la confier ; et quand elle est plus calme, on la donne à une autre troupe14.

16Ainsi décrite, la séquence de senex iratus apparaît comme un tour de force, une performance d’acteur qui relève de l’acrobatie, du « numéro », et qu’un acteur âgé et fatigué ne serait plus en mesure d’assumer. Malheureusement, on ne dispose d’aucun témoignage extérieur précis sur le spectacle que pouvait constituer une séquence de senex iratus. On sait juste, grâce à la versification, qu’il s’agit le plus souvent de scènes chantées et dansées, donc de performances physiques, et ce passage nous indique que dans la pratique, la présence ou non d’une séquence de senex iratus est plutôt régie par la présence ou non dans la troupe d’un comédien capable de la jouer. Il s’agit d’une démonstration de virtuosité, qui n’a pas vraiment d’autre valeur que l’effet spectaculaire produit dans l’instant sur le public.

Avatars modernes du senex iratus : Pantalon, Louis de Funès

15 Voir notamment M. Gordon, Lazzi. The Comique Routines of the Commedia dell’arte, New York, Theatre (...)

16 L. Rasi, I comici italiani, Fratelli Bocca, Florence, 1905, vol. II, p. 707.

17Si l’on suit l’histoire de la comédie occidentale en se rapprochant un peu de nous, on constate que le rôle du vieillard et la séquence de colère s’y retrouvent périodiquement. Le Pantalon de la commedia dell’arte, vieux marchand vénitien volontiers opposé aux projets des couples d’amoureux et trompé par ses valets, présente lui aussi — sans surprise — des scènes de colère. Les témoignages et documents qui nous sont parvenus15 indiquent bien que les comédiens spécialisés dans le rôle disposaient généralement de plusieurs lazzi de colère — les lazzi étant de petits jeux de scène écrits et répétés à l’avance par un comédien, le plus souvent à forte valeur spectaculaire, et faciles à réutiliser d’une intrigue à une autre. Tout comme pour le senex iratus romain, son succès reposait sur le talent de l’acteur qui jouait ces lazzi, et cette capacité à le jouer constituait d’ailleurs souvent un véritable critère pour évaluer un Pantalon : ainsi, on sait que Goldoni loua l’acteur Andrea Cortini dans le rôle de Pantalon, car il voyait en lui un grand lazziste, particulièrement remarquable dans la « scène de l’agitation16 ». La comédie classique française présente également quelques exemples de vieillards assumant des scènes de véhémence, mais ils restent relativement discrets — sans doute parce qu’aucun comédien français de premier plan ne s’est spécialisé dans le rôle, même si Molière y fit quelques incursions vers la fin de sa vie, en particulier en jouant Harpagon dans L’Avare et Argan dans Le Malade imaginaire. Le rôle du jeune homme amoureux, en revanche, n’est généralement plus ridicule : au lieu de plaintes caricaturales, les Italiens et les dramaturges classiques lui accordent une expression authentiquement émouvante du sentiment amoureux, ménageant ainsi dans leurs comédies de véritables moments de pathétique. Ce ne sont donc plus vraiment des séquences comiques.

17 Cela apparaît très clairement quand on cherche « Louis de Funès » sur des sites de partage vidéo co (...)

18Plus près de nous, on trouve encore, avec Louis de Funès, l’exemple à la fois parfaitement isolé et très emblématique d’un rôle de vieillard associé à de mémorables séquences de colère. Pour un amateur de comédie romaine ou de commedia dell’arte, le rapprochement du senex romain, du Pantalone italien et de l’« emploi » habituel de Louis de Funès (que l’on pourrait, dans son cas, comparer à un emploi italien ou à la persona romaine) est un rapprochement assez naturel, que je ne suis probablement pas la première à établir, et qui s’impose d’autant plus que le cas de Louis de Funès (sa carrière, ses rôles, sa manière de travailler) est inhabituel à tous points de vue. Il est tout d’abord assez significatif que la carrière de Louis de Funès n’ait véritablement commencé qu’après ses quarante-cinq ans, c’est-à-dire au moment où il s’est mis à correspondre physiquement à l’âge du senex (quarante-six ans à Rome). Et il est particulièrement frappant qu’une grande partie de ses scènes d’anthologie17 sont des scènes de colère. De fait, comme les séquences spectaculaires de comédie romaine, ces passages peuvent être vus comme des sketches quasiment autonomes, et beaucoup pourraient être interchangeables d’un film à l’autre d’un point de vue narratif, puisque le personnage reste pour ainsi dire identique. Il est d’ailleurs significatif que les traductions allemandes des titres des films de Louis de Funès, vers la fin de sa carrière, aient toutes commencé par son prénom, « Louis » : Louis, der Geizkragen (L’Avare, 1980), Louis und seine außerirdischen Kohlköpfe (La Soupe aux choux, 1981), Louis und seine verrückten Politessen (Le Gendarme et les gendarmettes, 1982). Le phénomène est comparable aux traductions françaises des titres de courts-métrages de Chaplin, Charlot dentiste, Charlot soldat ou encore Charlot immigrant. On perçoit ainsi les films de Louis de Funès comme constituant une sorte d’entité générique, quels que soient les réalisateurs, et les divers personnages incarnés par l’acteur comme les avatars d’une seule et même persona.

18 Par exemple, Euclion dans Aulularia (v. 40-66), Périplectomène dans Miles gloriosus (v. 156-168), o (...)

19Comme le contexte est celui du cinéma et non plus d’un théâtre à numéros, ces scènes de colère se produisent généralement sur le fond d’une personnalité grincheuse et agitée qui se donne en spectacle de manière plus ou moins continue. C’est notamment le cas de la première scène de Louis de Funès dans Les Aventures de Rabbi Jacob, de Gérard Oury (1973) : on y voit son personnage de Victor Pivert conduire nerveusement sa voiture à la place de son chauffeur Salomon et s’emporter contre les conducteurs des autres voitures présentes sur la route. Le passage fonctionne comme un sketch, et en même temps comme une séquence représentative du genre « film avec Louis de Funès » : usage des grimaces, embardées de la voiture, faux aboiements de chien, le but est ici de créer du spectacle, et de provoquer un rire immédiat, sans présentation préalable du rôle, puisque c’est la première séquence de l’acteur dans le film et qu’elle commence in medias res. Cette scène pourrait correspondre aux scènes d’entrée de rôle des comédies romaines, où c’est la persona qui vient se présenter avec une séquence typique : il est fréquent que le senex fasse une entrée de rôle en senex iratus18. Ici, on constate une logique similaire : le spectateur retrouve ses repères, le type de spectacle habituel des films de Louis de Funès, dont la persona est caractérisée par l’agitation et la mauvaise humeur. Cela ne veut pas dire que de Funès n’exécute pas également d’autres types de séquences (obséquiosité avec des personnages perçus comme supérieurs dans le rapport de force, par exemple), mais que les séquences de colère et de mauvaise humeur font partie de ses séquences les plus caractéristiques.

20De façon amusante (cela relève un peu de l’anecdotique, mais je ne résiste pas au plaisir de l’évoquer ici), on a une mulier irata, qui fait son entrée de rôle un peu plus loin, dans Les Aventures de Rabbi Jacob : il s’agit de Germaine, l’épouse de Victor Pivert, qui fait une véritable crise de jalousie à son mari au téléphone, tout en malmenant un patient dans son cabinet de dentiste. Si cette séquence n’intervient pas dans la même situation que dans la comédie romaine, la tromperie de Victor Pivert étant purement fantasmatique, elle correspond cependant au même ressort comique : l’épouse, comme la matrona romaine, est le seul personnage en présence duquel la colère du vieux est rendue impossible et doit céder la place à une docilité suppliante.

21À côté de cet état plus ou moins régulier du rôle, on trouve des scènes où la colère est plus paroxystique. Si les scénaristes écrivent toujours pour Louis de Funès des séquences de colère, c’est précisément parce qu’elles font partie de ses « bonnes » scènes, celles où il offre le meilleur spectacle. C’est d’ailleurs une scène mémorable de colère qui a lancé sa carrière, en 1959 : il était chargé de jouer dans la tournée en province de la pièce Oscar, de Claude Magnier, une petite pièce de boulevard écrite au départ pour Pierre Mondy et Jean-Paul Belmondo, qui n’avait connu qu’un succès médiocre à Paris. Pour la tournée provinciale, on engagea des comédiens moins en vue ; or, avec de Funès dans le rôle du père, la pièce connut un véritable triomphe, et fut alors rejouée à Paris, au théâtre du Palais-Royal, où le triomphe se confirma. La pièce connut en effet plus de six cents représentations entre 1959 et 1972, et donna même lieu à un film d’Édouard Molinaro en 1967. Son succès est principalement dû, de l’aveu de tous, à l’interprétation de Louis de Funès, et notamment à une improvisation de deux ou trois minutes que l’on pourrait décrire comme un lazzo de colère, et qui intervient au début de la deuxième heure du film. Le personnage joué par Louis de Funès vient d’apprendre que sa valise remplie de soixante millions de francs en bijoux a été enlevée par erreur : il se met alors en colère contre son interlocuteur téléphonique puis, juste après avoir raccroché, le traite à la cantonade de « boutonneux », imite par des gestes et par la voix le vol d’un avion de guerre mitraillant son visage de balles, mime ensuite un allongement démesuré de son nez, et joue à tirer sur ce nez imaginaire comme sur un élastique, à le relâcher, à l’étendre de nouveau et à en jouer comme d’un violon ; il fait alors mine de souffler dedans comme dans un ballon, mimant un gonflement progressif, puis un éclatement de sa tête, et finit par s’allonger d’un air las sur un banc, sous les yeux ahuris de sa femme, sa fille et son masseur.

19 Anecdote racontée par É. Molinaro dans les bonus du DVD d’Oscar, « La mouche dans un bocal », édité (...)

20 « Il raccroche et continue à insulter le téléphone en mimant les boutons de Honoré, puis va s’asseo (...)

22La présence de cette séquence-lazzo dans le film est problématique : de Funès l’avait élaborée au théâtre au fil des représentations, en improvisant pour le public, en testant des gestes et des mimiques et en gardant ce qui fonctionnait le mieux. C’est donc véritablement une séquence d’improvisation à l’italienne, élaborée conjointement avec les spectateurs, en prenant en compte leurs réactions. De ce fait, quand Molinaro a demandé à Louis de Funès de la refaire pour le film, le comédien a commencé par refuser, en expliquant qu’il lui était impossible de donner efficacement ce genre de séquence sans la présence d’un public. Ce n’est que lorsque Molinaro a constitué sur le plateau un public suffisant en faisant venir des techniciens d’autres tournages (ils étaient alors dans de vastes studios où plusieurs films se tournaient en même temps) que de Funès a accepté de jouer la scène19. Bien au-delà d’un caprice d’acteur, cet épisode confirme que cette séquence, développement hypertrophié d’une courte didascalie figurant dans la pièce écrite20, n’a pour raison d’être qu’une efficacité immédiate sur le public, efficacité qui contribue à son élaboration même. De Funès se livre ici à un art de « performeur », proche du jeu de la comédie italienne, où l’acteur nourrit et modifie son lazzo au gré des réactions du public.

23De fait, les films où de Funès brille le plus sont, contrairement à ce qui se passe pour la plupart des acteurs, ceux où les réalisateurs lui ont laissé une grande marge de manœuvre et ont écrit le film en fonction de lui, comme les canevas de commedia dell’arte étaient construits en fonction des acteurs disponibles et de leurs lazzi les plus réussis. Si le cinéma comique français des années 1960 et 1970 comporte autant de séquences de ce genre, c’est précisément parce que Louis de Funès y excellait.

24Ainsi, l’étude successive du senex iratus romain et des scènes de colère de Louis de Funès nous aura permis de comprendre la logique qui préside à l’élaboration de ces séquences : plutôt qu’une logique de vraisemblance ou de caractère, c’est une recherche de grand spectacle actorial qui guide les auteurs : la représentation de l’âge est alors plutôt une convention, voire un prétexte, qu’une véritable préoccupation en elle-même. Il est du reste paradoxal que ces séquences censées être emblématiques du rôle de vieillard soient particulièrement problématiques à jouer lorsque l’acteur vieillit et perd de l’énergie. Car même si nous n’avons guère d’éléments pour imaginer le spectacle du senex iratus sur la scène romaine, nous savons par Térence qu’il partageait au moins une chose avec Louis de Funès : une incroyable énergie, paradoxale puisqu’elle caractérise un personnage de vieux, à l’inverse d’un jeune homme toujours mou ; une énergie propre à épuiser un vieil acteur, et que les Romains avaient pour habitude de confier à des acteurs bien plus jeunes que ne le suggérait leur masque ; une énergie qui valut à Louis de Funès de multiples attaques cardiaques, le conduisit à abandonner la scène et à ralentir son rythme de tournage (qui atteignait, certaines années, huit films par an), et lui coûta finalement la vie. La fin de sa carrière fut marquée par une progressive disparition des scènes de colère dans ses films. Et lorsque, après un double infarctus qui avait failli l’emporter, Louis de Funès revint au cinéma pour L’Aile ou la cuisse de Claude Zidi (1976), ce fut pour s’écrier à travers son personnage sorti lui aussi de l’hôpital : « Non mais, tu te rends compte ? Je ne peux même plus me mettre en colère. » Comme si de Funès, au crépuscule de sa carrière, faisait ici ses adieux à son vieux numéro de senex iratus.

Robert Hirsch, une vie vouée au théâtre

« Chaque soir, j’arrive plus de trois heures avant la représentation, je suis serein. Mais, à mon âge, je ne peux plus être heureux. Je vis bien et confortablement, c’est différent. Quand je joue, je retrouve une espèce d’euphorie, un nirvana. J’ai toujours le trac mais il ne me paralyse pas, il me propulse. Le théâtre, c’est ma vie. »

i Pourquoi lire La Croix ?

La Croix choisit dans le flot de l'actualité des pépites à mettre en lumière, en privilégiant le recul et l'analyse.

+

C’est ainsi que Robert Hirsch se confiait à La Croix (02/10/2009), à Paris, alors qu’il jouait La Serva Amorosa de Goldoni, retrouvant une scène qu’il avait été contraint de quitter une vingtaine de mois plus tôt, pour cause d’accident cardio-vasculaire. Un accident auquel il n’a pas réchappé, ce jeudi 16 novembre, alors qu’il avait été hospitalisé à la suite d’une chute. Il avait 92 ans. Pour chacun, il restera l’une des plus grandes figures du théâtre français, l’un des derniers des « monstres sacrés », même s’il récusait le terme.

Un danseur de quadrille

Pourtant, son parcours n’était pas tracé à l’avance. Né le 26 juillet 1925 à L’Isle-Adam, dans le Val-d’Oise, n’est-il pas entré dans le métier à la fin des années 1940 sur la pointe de ses chaussons de... danse ? Sa première passion n’est pas pour la réplique, mais pour l’entrechat. À 17 ans, Robert Hirsch fait partie du quadrille du corps de ballet de l’Opéra de Paris, n’en déplaise à son joaillier de père qui, dans les années 1930, s’est offert un cinéma.

À lire aussi

 Robert Hirsch, comédien : « Le bonheur est sur scène, le théâtre, c'est ma vie ».

Ce n’est qu’à la Libération, désemparé par le renvoi de Serge Lifar, danseur et maître de ballet à la beauté irradiante, que le jeune homme se tourne vers le théâtre. Il entre au Conservatoire de Paris. Étudie avec René Simon et Henri Rollan. Rafle les prix. Atterrit à la Comédie-Française. On est en 1948.

Serviteur de la Maison de Molière

Pensionnaire d’abord, sociétaire trois ans plus tard, il restera 25 années fidèle serviteur de la « Maison ». Sa frêle et souple silhouette lui donne une intensité particulière chez Molière et Marivaux, en Scapin, en Arlequin. À l’époque, « il est une sorte d’elfe bondissant d’une surprenante invention dans une gestuelle qui doit peu à la commedia dell’arte mais donne corps à l’image mythique qu’on peut se faire d’un monde aérien et poétique à la Watteau », écrit le critique et essayiste Michel Corvin (2).

 

Néron dans « Britannicus », Raskolnikov dans « Crime et Châtiment », Arturo Ui dans « La Résistible ascension… », Richard III ou Tartufe, il se confronte aux rôles qui construisent une carrière, y laisse son empreinte, comparse-complice des Jacques Charon, Denise Gence ou Jean Piat. En 1974, curieux de se glisser dans d’autres registres, il quitte le Français, opérant à lui seul l’impossible réconciliation entre théâtre public et théâtre privé, avant-garde, boulevard ou œuvre de répertoire.

40 ans à l’affiche

C’est ainsi qu’en septembre de la même année, il crée « Monsieur Amilcar », d’Yves Jamiaque, avec Judith Magre pour partenaire. Le metteur en scène n’est autre que Jacques Charon ! La critique de l’époque, comme par dépit, y va de son coup de griffe, mais Robert Hirsch poursuit son chemin, sans forcer le destin, attendant des propositions… qui pleuvent. En quarante ans, il va reprendre et créer une vingtaine de pièces – dont Le Père de Florian Zeller qui restera 4 ans à l’affiche, de 2012 à 2015 et lui vaudra un Molière du meilleur comédien. Sa dernière apparition se placera encore sous le signe de Florian Zeller avec Avant de s’envoler – une comédie douce-amère sur le couple, l’amour, la vieillesse, la mort...

À lire aussi

 Robert Hirsch, amnésique inoubliable

Au cinéma, Robert Hirsch a tourné pour Claude Barma (Le Dindon, 1951), Henri Decoin, Jean Delannoy, Marc Allégret, Yves Robert, Michel Deville, mais aussi pour Pierre Mondy, Jean Yanne, Bertrand Blier ou Jean-Jacques Beineix… Sa prestation dans Hiver 54, l’Abbé Pierre, de Denis Amar, en 1989, lui vaut, cette fois, un César du meilleur second rôle – il joue Raoul –, mais au regard de sa carrière sur les planches, sa filmographie (une vingtaine de films) paraît presque anecdotique.

Un discret magnétique

« – Qui êtes-vous dans la vie ?

– Je n’aime pas parler de moi.

– Comment vous voyez-vous comme acteur ?

– C’est au public de me voir.

– Qu’est-ce que le théâtre ?

– C’est tout. »

L’échange, tiré d’un portrait réalisé en 1984 pour la télévision par Clément Garbisu, résume bien le personnage. Discret et pudique dans la vie autant qu’il pouvait être magnétique sur scène. Amateur de peinture et de musique classique. N’aimant pas les voyages, insomniaque gagné par le sommeil au chant du coq. Travailleur – il arrivait dans sa loge avant la représentation pour répéter son texte. Installé dans la solitude. Mais une solitude « organisée ». qu’il n’hésitait pas à accentuer en barrant chaque année quelques noms de plus de son carnet d’adresses.

Très croyant, il avait pourtant confié à Paris Match en octobre 2006 : « Ma vision de l’enfer, ce serait d’être réduit à croiser les gens que l’on a aimé et qu’ils vous ignorent, alors qu’au Paradis, ils vous sauteraient au cou. On pourra dire au cher disparu : "Enfin, tu es là."»

 

Arnaud Schwartz et Didier Mereuze

ARIANE MNOUCHKINE

INTERVIEW

ARIANE MNOUCHKINE : «JE DIRIGE UN THÉÂTRE ET NON UN GRAND MAGASIN»

Par Anne Diatkine

— 24 novembre 2016 à 17:06

Pour Ariane Mnouchkine, le «Soleil» reste un lieu dans lequel les spectateurs peuvent voir le monde tel qu’il est possible, un lieu d’échanges, un «palais des merveilles, mais pas un palais des illusions».

Ariane Mnouchkine.

Ariane Mnouchkine. Photo Michèle Laurent  

On retourne à la Cartoucherie à 9 heures, le lendemain de la représentation d’Une chambre en Inde. Le théâtre bruisse d’activités, les lumières sont une à une rallumées, les aspirateurs vrombissent, les balais brossent, la cuisine s’organise, et la tempête a emporté la tonnelle artisanale, faite de grands parapluies fixés ensemble et qui permettaient aux spectateurs d’acheter leur billet à l’abri. Il y a un air de lendemain de fête, une fête qui recommencerait quotidiennement. On retourne au Soleil donc, des enfants s’ébrouent sous la pluie, les roulottes alentours gardent leurs secrets, les comédiens sont déjà sur place ainsi que toute l’équipe, la ponctualité étant l’une des règles intangibles. «Ariane», comme chacun l’appelle sans familiarité, qu’il soit spectateur, acteur, technicien, doit transmettre les notes qu’elle a prises pendant la représentation de la veille. Tout le monde est convié, pas seulement les acteurs.

C’est rare de voir un théâtre le matin. Il y a quelque chose de magnifique et de rassurant à ce que le Théâtre du Soleil surgisse toujours là, au creux du bois de Vincennes, avec les mêmes règles, cinquante-deux ans après sa création. Non comme un vestige ou un anachronisme, mais comme la poursuite d’une utopie qui n’a rien perdu de sa nécessité. Un cadre intangible et simple : l’égalité des salaires y compris pour Ariane Mnouchkine, l’accueil réel du public, libre de s’installer dans les lieux une bonne heure avant la représentation et d’y rester également après, une solidarité sans que ce ne soit un vain mot.

Une question traverse tout le spectacle : que peut le théâtre ? Est-ce une question que vous vous posez depuis toujours ?

Elle est récurrente pour tous les gens de théâtre, mais elle est plus inquiète aujourd’hui, car on peut légitimement se demander à quoi on a servi lorsqu’on voit ce qui se profile en mai 2017. On pensait avoir travaillé contre cela. Comment se fait-il que notre jeunesse ait perdu à ce point espoir alors que, lorsqu’on lui parle après un spectacle, elle est dans le coup ? A contrario, la haine et la peur des autres sont-elles moindres dans les lieux où le théâtre déserte ? Lorsque l’on regarde la carte des élections américaines - et il faut toujours rappeler que Hillary Clinton a gagné le vote populaire - elle est bleue sur les côtes et rouge dedans. Ne peut-on pas nous gratifier d’être un tout petit barrage contre une certaine barbarie de l’esprit ? Qu’est-ce qu’on donne au public, lorsqu’on fait un spectacle ? Si on ne lui transmet pas quelques forces, si on ne réanime pas son espoir et son désir de bon et de beau, à quoi sert-on ?

Au Théâtre du Soleil, il y a le seuil et la scène, et on a le sentiment que l’un ne va pas sans l’autre, que les deux sont extrêmement et tout autant travaillés…

Ce qui n’a pas changé, c’est notre conviction que, dès le portail, les gens devraient se sentir dans un monde tel qu’il est possible, mais qu’il n’est pas. Un endroit où l’on se regarde, où l’on ne se méfie pas les uns des autres. Meyerhold disait : «On devrait entrer dans un théâtre comme dans un palais des merveilles.» Un palais des merveilles n’est pas un palais des illusions. Je suis une privilégiée : je dirige un théâtre et non un grand magasin, c’est-à-dire un endroit où les gens décident qu’il y a une nécessité de venir.

L’autre fil conducteur du spectacle est la crainte de perdre toute inspiration. Eprouvez-vous cette peur ?

A chaque fois qu’on commence un spectacle, j’ignore si le théâtre sera au rendez-vous. Avant Une chambre en Inde, il y a eu deux ou trois spectacles auxquels j’ai renoncé. Et avec celui-ci, dont le thème était le doute, la panique, l’absence d’inspiration, on finissait par être contaminés. Une chambre en Inde a été un spectacle très difficile à concevoir, parce qu’on avait peur d’une certaine intimité du propos, et qu’on pariait en même temps que cette intimité était celle de tout le monde. Un prof doit se dire : «Comment je peux résister, comment je peux aider mes élèves ? On m’interdit de parler de cela, et pourtant, il faut que je puisse parler à mes élèves…»

Au Théâtre du Soleil, les acteurs ne sont pas starifiés…

Non, mais le public a ses préférés, et les plus expérimentés forment ceux qui arrivent, dont le talent est moins musclé. Une troupe est toujours aussi une école. Et heureusement, il y a des personnes dont la présence se compte en décennies, ce qui est sans prix. Ils forment le socle, ils sont des exemples sur scène, mais aussi dans la vie, par leur calme, leur réflexion, leur manière de ne pas se laisser envahir par des émotions trop mercurielles…

Comment rencontrez-vous ces jeunes acteurs et actrices ?

Ils entrent par des stages, la porte, ou la fenêtre. Une personne vient faire du bénévolat au bar, puis je le revois en train d’apporter un tabouret sur scène, et elle est payée. Les conditions au Théâtre du Soleil sont sévères, si bien que je ne vais jamais chercher personne. Cette nécessité absolue qu’est le temps, nous nous l’accordons. Pour Une chambre en Inde, on a répété huit mois et demi. Et on a emmené toute la troupe pendant un mois à Pondichéry, c’est-à-dire 72 personnes. J’y tenais beaucoup. Je voulais que tout le monde parte, car il y a tellement de travail dans la journée qu’on avait un peu perdu l’occasion de se parler. Cela a eu un effet formidable. A Pondichéry, tout d’un coup, l’administration pouvait regarder les répétitions des journées entières. Elle comprenait certains états d’âme, certaines angoisses. Libéré de ses soucis domestiques, chacun était à la fois dévoué à l’Inde - et visitait tout ce qu’il était possible de voir - et dévoué au théâtre. On n’avait pas connu une telle proximité depuis longtemps.

Une chambre en Inde évoque aussi les visitations de tous ceux qui comptent pour vous…

Comme tous les gens de théâtre, j’aimerais tellement téléphoner à Shakespeare. Je donnerai mon bras gauche pour le rencontrer. Et même le droit. Comme une blague, on avait appelé le directeur Lear, et c’est resté, de même pour le prénom de la metteure en scène, Cornelia.

Il y a une part de naïveté dans la pièce. Est-ce que vous la revendiquez ?

Naïveté vient de naissant. J’ai effectivement le besoin d’être perpétuellement naissante. Et je reprends à mon compte la devise d’Antoine Vitez lorsqu’il évoquait son désir de théâtre populaire : «Un théâtre élitaire pour tous.»

 

Anne Diatkine

Jean Lefebvre

 

Jean Lefebvre : comédien français de talent

Aujourd'hui je vais vous parler de Jean Lefèbvre, remarquable comédien français Jean Lefèbvre né le 3 octobre 1922 à Valenciennes dans le Nord et mort le 8 juillet 2004 à Marrakech au Maroc.

Au cinéma et au théâtre, il a interprété de nombreux rôles burlesques. Parmi les plus célèbres : Les Tontons flingueurs, Ne nous fâchons pas, et la série du Gendarme de Saint-Tropez et de la Septième compagnie, une parodie de la bataille de France en 1940. Cette oeuvre, que les initiés appellent simplement "la trilogie" (toute façon c'est star wars qu'a copié) reste dans les mémoires comme une oeuvre majeure symbole d'un comique de l'autodérision typiquement français dont Jean Lefebvre fera la trame de sa carrière "J'ai tourné dans tellement de navets qu'on pourrait en cultiver un jardin" déclarait t'il ainsi.

Homme sage, il appliqua tout au long de sa vie une philosophie d'inspiration épicurienne basée sur la jouissance du moment présent et l'ouverture vers l'autre et celle des bouteilles. "Buvez un coup à ma santé les jeunes" nous disait il en guise de conclusion lors de notre dernière rencontre.

Fin musicien dans "feu Adrien Musset", Défenseur de l'agriculture hexagonale dans "Tendrement vache", protecteur de la veuve et de l'orphelin dans "Prends ta Rolls et vas pointer", Ambassadeur de la cause viticole, il donne une seconde jeunesse à l'oeuvre de Molière dans "Chateau Magot". Un grand nombre de ces merveilles assureront un succès sans équivalent aux secondes partie de soirées cinéma du dimanche soir.

Grand séducteur, il restera célèbre pour son fameux regard de cocker. Il sut conquérir le coeur de nombre de ses admiratrices tant par son humour et son charisme que par son physique ravageur. Ceci ne fut bien sur pas sans susciter de nombreuses jalousies chez ses collègues hollywoodiens. Tom Cruse., Bruce Willis, Robert de Niro, John Travolta. Arnlod Swattzenegger ainsi que Sylvester Stallone. qui lui barrèrent la route vers les oscars (mesquinerie quand tu nous tiens...)

Il s'était distingué au théâtre en jouant le double-rôle principal de la pièce Les Jumeaux. N'hésitant pas à donner de sa personne, il a réalisé une prestation d'un réalisme sans faille dans la pièce "les vignes du seigneur".

Il était un gros joueur et, en 1999, avait gagné environ 3,7 millions de francs au Loto. Avec ce pactole, il s’était monté un restaurant à Marrakech, La Bohème en hommage à son grand ami Charles Aznavour.

Le dernier des «Tontons flingueurs» est mort. L'acteur Jean Lefebvre, figure du cinéma populaire français et du théâtre de boulevard, est décédé d'une crise cardiaque à l'âge de 84 ans à son domicile de Marrakech au Maroc où il avait ouvert un restaurant.

 

Selon Majid Amal, le directeur du restaurant «La Bohème», interrogé au téléphone par l'Associated Press, Jean Lefebvre avait fêté ses 84 ans en octobre dernier à l'inauguration de l'établissement.

«Cela a surpris tout le monde. Hier encore, il nageait dans sa piscine», a dit M. Amal avant de préciser que Brigitte, l'épouse de Jean Lefebvre, se trouvait en France où la dépouille de l'acteur devrait être rapatriée rapidement. Le dernier souhait de Jean Lefebvre était que ses cendres soient dispersées.

L'acteur français avait tourné dans plus d'une centaine de films, dont des chefs d'oeuvre du cinéma français comme «Les diaboliques» et «Les tontons flingueurs», aux côtés de Lino Ventura, de Francis Blanche et de Bernard Blier.

Figure célèbre de la série des «Gendarmes» de Jean Girault ou celle de la «Septième compagnie» de Robert Lamoureux, il avait grandement contribué au cinéma populaire français.

Dans «Les tontons flingueurs», film culte de Georges Lautner, il jouait Paul Volfoni, frère du gangster Raoul Volfoni, incarné par Bernard Blier, avec lequel il formait un couple délicieusement drôle, sorte de Laurel et Hardy du film noir français.

Et que dire de la célèbre scène de la cuisine, où ses larmes et ses répliques alcoolisées, après dégustation de «la gnôle du Mexicain», sont restées depuis dans les annales du septième art français...

«J'y trouve un goût de pomme...», disait Paul Volfoni alias Jean Lefebvre, en se resservant une rasade de «vitriol». Un peu plus tard, alors que tous ses compagnons étaient terrassés par l'alcool fort, il ajoutait: «Vous avez beau dire: y a pas seulement de la pomme... Y a autre chose. Ca s'rait pas des fois de la betterave ?»

Mais son grand talent, sa finesse d'interprétation comique, éclatants grâce aux dialogues ciselés de Michel Audiard, n'ont pourtant pas été toujours mis en valeur dans ses films, souvent des comédies de série B, d'une qualité médiocre.

C'était «un homme très populaire, et on est pas populaire à ce point sans avoir un talent immense et je trouve qu'il n'a pas été assez souvent utilisé», a poursuivi Michel Galabru qui avait tourné à plusieurs reprises avec l'acteur dans la série des «Gendarmes».

Habitué des rôles de tendres naïfs, un peu benêts, ce natif de Valenciennes  avait joué aux gendarmes au côté de Louis de Funès, et aux soldats potaches au côté de Pierre Mondy et d'Henri Guybet dans la série de la «Septième compagnie».

Sa carrière d'artiste l'avait également mené sur les planches où il était apparu dans de nombreuses pièces comiques comme «Boeing Boeing», «Qui est qui ?», «Pauvre France» ou encore «Les jumeaux».

  Domicile Marrakech

A la fin de sa vie, l'acteur avait élu domicile à Marrakech, où il vivait avec sa compagne, ses chiens, son perroquet et ses oiseaux en volière. «Je suis tombé amoureux du Maroc, de sa lumière et de la gentillesse de ses habitants», expliquait-il dans une interview. Coulant des jours heureux depuis sa retraite ensoleillée, l'acteur avait ouvert en 2003 à Marrakech ce restaurant où il aimait être entouré de ses amis. Depuis l'au-delà il communique avec son épouse qui avant leur séparation ne croyait en rien.

S’il y a une personne qui ne doute pas des dons d’Evelyne, c’est bien Brigitte Lefebvre, l’épouse du célèbre comédien décédé il y a quelques années. C’est du moins ce qu’elle a raconté dans une interview accordée à l’hebdomadaire “France dimanche” fin 2005.

“Il parle à Brigitte depuis l’au-delà”, titre le journal qui explique que l’épouse du comédien a rencontré Evelyne à Coquelles, et que cette dernière lui a délivré un message de son mari.

Evelyne se souvient de cet « événement » comme si c’était hier. Elle raconte.

« Brigitte Lefebvre était athée, et son mari lui disait toujours “tu verras, je te prouverai qu’il y a quelque chose après la mort” » .

Puis Jean Lefebvre décède. « Sa femme a alors constaté l’apparition de drôles de signes, chez elle ». Elle en parle à l’époque dans un premier article de France dimanche qui écrit ensuite : « alors, par notre intermédiaire, elle avait lancé un appel qui pourrait l’éclairer sur les mystères de rideaux récalcitrants ou encore de coeur dessiné spontanément sur les murs ».

Une amie d’Evelyne lit ces lignes, et décide d’écrire, pour parler des dons de médium de la Coquelloise.

« Elle est venue chez moi », se souvient Evelyne qui garde de cette journée un souvenir fort. « J’ai discuté avec elle, puis j’ai entendu la voix de Jean ».

Elle transmet alors le message du mari à son épouse. « Mais avant, comme c’est toujours le cas, le défunt me donne des renseignements très précis, des détails que seule la personne en face de moi peut connaître ».

Dans le cas de Jean Lefebre, ça a été les circonstances de sa mort, et des souvenirs de guerre, « que le médium ne pouvait absolument pas savoir » témoigne Brigitte Lefebvre dans France dimanche. Evelyne apporte des précisions sur des endroits que le couple aimait, sur « notre ancienne maison de campagne », précise l’épouse du comédien.

Les mots sortent de la bouche d’Evelyne, « mais ce sont les expressions et les intonations des défunts que je transmets » raconte la Coquelloise qui détaille que « Jean finissait toujours ses phrases par un “vous me faites tous chier”, et sa femme a tout de suite reconnu son style » sourit-elle encore. Cette anecdote est également retracée par la veuve qui a déclaré que « c’était du Jean tout craché ! » Elle s’est dit « très troublée » par cet entretien avec Evelyne qui a duré tout un après-midi. La Coquelloise, elle, a été étonnée par « le côté un peu bourru » du comédien, loin de son image de « comique à l’écran ». Elle a également été touchée par le message de l’époux à sa femme : « il lui a dit “pardonne-moi de ne pas t’avoir dit je t’aime” »…

Jean Lefébvre  de son vrai nom Jean Marcel Lefébvre, né le 3 octobre 1919 à Valenciennes et mort le 8 juillet 2004 à Marrakech, d'une crise cardiaque dans sa résidence du restaurant La Bohème.Jean Lefébvre s'était engagé dans l'Armée et avait demandé a rentrer dans les Spahis Marocains et a été envoyé au camp de Satory, près de Versailles, puis il a été envoyé dans un camp de prisonniers quinze jours après l'Armistice. Pour sortir du camp il s'était fait embaucher comme cultivateur en Allemagne chose pour laquelle il n'avait aucune expérience, puis a été chassé de la ferme.

Jean Lefébvre a tenté de passer en zone libre, après avoir gagné la ligne de démarcation en train, un membre de son groupe a tué un Allemand qui patrouillait. Il s'est ensuite enfui et a trouvé refuge dans la maison des parents de Simone qui voudra se marier avec lui quelques temps plus tard, il sera en effet chassé de la maison après avoir eu une aventure avec elle. Il est ensuite parti pour Limoges avec Simone et y a inauguré le premier trolleybus Puis a la fin de la guerre il est rentré chez lui, dans sa maison de Valenciennes, là il a travaillé quelques temps pour son père, puis a été au Conservatoire à Paris en 1948. Avec un deuxième prix d'opéra-comique au Conservatoire de Paris, il devait faire carrière en tant que chanteur d'opéra, mais, repéré par René Simon, célèbre professeur d'art dramatique, il commence à jouer au cabaret au début des années 50 au sein de la troupe Les Branquignols.

 Après de petites apparitions au cinéma dans les années 50, Jean Lefebvre devient l'un des acteurs les plus célèbres de sa génération dans les années 60 et 70 tant à l'écran qu'au théâtre, en incarnant souvent le personnage du "franchouillard" gentil et un peu hébété, "au regard triste de cocker"  qualifié ainsi par Lino Ventura . Toujours dans un registre burlesque, il enchaîne ainsi les seconds rôles dans des comédies faisant de lui un acteur populaire reconnu.

Parmi ses apparitions notables : son rôle de Paul Volfoni, mafieux niais dans Les Tontons flingueurs, de Charly, garçon d'écurie donnant des tuyaux à Jean Gabin dans Le Gentleman d'Epsom, de Goubi, idiot du village dans Un idiot à Paris, d'Armand, compère véreux de Bernard Blier dans Quand passent les faisans, de Léonard Michalon, petite frappe victimisée par Lino Ventura dans Ne nous fâchons pas, de Fougasse dans la série du Gendarme de Saint-Tropez et de Pitivier dans de la Septième compagnie. Il reste dans les mémoires pour son comique de l'auto-dérision, dont il fit la trame de sa carrière.

 A la suite de leur collaboration dans les Tontons Flingueurs, Jean Lefebvre et Bernard Blier se retrouvent souvent dans des comédies sans prétention où leur association rappelle celle des frères Volfoni : Quand passent les faisans en 1965, Du mou dans la gâchette en 1966, C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule en 1974, ou encore Un idiot à Paris ou Le Fou du labo IV. Il tourne avec les plus grands comédiens, comme Jean Gabin, Louis de Funès, Orson Welles, Lino Ventura, Bourvil, Paul Meurisse, Jean-Paul Belmondo ou encore Bernard Blier et Michel Serrault avec lesquels il collabore souvent, ainsi qu'avec les plus grands cinéastes : Georges Lautner, Philippe de Broca, Roger Vadim, Gilles Grangier, Jean Girault, Costa-Gavras, Yves Robert, Edouard Molinaro, Yves Allégret ou encore Julien Duvivier.

Gros flambeur, son appétit pour les jeux d'argent oriente sa carrière vers une suite moins glorieuse. En effet, le succès le fuit à partir des années 80 ; il accepte de jouer dans des films pour rembourser ses nombreuses dettes de jeu et non pas pour la qualité de leur scénario. Il déclare ainsi : « J'ai tourné tellement de navets que ma carrière ressemble à un potager. » Il applique tout au long de sa vie une philosophie d'inspiration hédoniste basée sur la jouissance du moment présent et l'ouverture vers l'autre. « Buvez un coup à ma santé, les jeunes. » nous disait-il toujours en guise de conclusion

Il s'était distingué au théâtre en jouant le double-rôle principal de la pièce Les Jumeaux. N'hésitant pas à donner de sa personne, il a réalisé une prestation d'un réalisme sans faille dans la pièce Les Vignes du Seigneur. Crématisé, ses cendres furent répandues sur le Mont-Blanc Il est le fils de Georges Marcel Lefébvre et de Zélia Louise Mathilde Masquelier. Il se marie 4 fois dont deux fois avec la même femme. Il épouse en premières noces à Paris dans le XVIe le 22 novembre 1950, Micheline Reine Grasser divorce prononcé le 24 janvier 1962 ; en deuxièmes noces à Neuilly-sur-Seine le 20 mai 1967, Catherine Chassin-Briault, dite Yori Bertin divorce prononcé le 7 mars 1973 ; en troisièmes noces à Paris dans le XVIe le 13 décembre 1974, il se remarie avec sa deuxième épouse dont il divorce le 8 juillet 1977. Enfin, il épouse à Las Vegas le 17 juillet 1994, Brigitte Jacqueline Françoise Lerebours. Il est le père de 5 enfants : Bernard, Catherine, Marie-Christine, Carole et Pascal.

Il est un gros joueur, habitué des casinos et des jeux d'argent entre amis  avec Francis Blanche, Darry Cowl...  ; on a prétendu longtemps qu'il avait gagné au Loto, chose qu'il réfute sur l'antenne de RTL à l'époque. On sait dans le Nord, on n'a pas toujours des grands tragiques ou des artistes contemporains sauf Dany Boon qui joue dans sa propre catégorie. Non ici on fait dans le régulier, dans le travail bien fait. Jean Lefebvre  aura incarné au cinéma une certaine idée de la france généreuse, un peu paresseuse, un peu bébéte aussi et férocement franchouillarde. Il valait bien un petit clin d'oeil dans nos esprits pour nous souvenir du personnage attachant qu'il était.

Les tontons flingueurs

Déjà, il y a du flou autour de ses dates et lieux de naissance qui oscillent entre mars ou octobre 1919, mars 1920, octobre 1922, et naviguent entre Valenciennes et Barlin. Mais Jean Lefebvre est bien un Ch’ti qui se destinait à la médecine. On imagine ce qu’aurait pu donner une opération du foie dans l’état de la scène de la biture dans la cuisine des Tontons flingueurs « le tout venant a été piraté par les mômes. On se risque sur le bizarre ? ».

Hélas, comme trop souvent à l’époque, la guerre arrive et le jeune Jean, qui était déjà comédien et musicien amateur, se retrouve embarqué dans un camp de prisonniers d’Eure-et-Loire d’où il se serait évadé par un tunnel une nuit de 1944 avant de passer en zone libre. La guerre achevée, il retourna à Valenciennes, ou Barlin, enfin là-bas où le ciel est bas, et travailla pour son père maréchal-ferrant, avant de décréter “ça suffit” et d’entrer au Conservatoire de Paris en 1948. Il en sortira avec un deuxième prix d’opéra-comique ce qui n’est pas rien quand même.

Branquignols

Il débute au cabaret dans la troupe des Branquignols de Robert Dhéry qui verra passer rien de moins que Louis de Funès, Pierre Tornade, Jean Carmet, Jacqueline Maillant, Michel Serrault, etc. Pas des branques il faut le reconnaître, qui se produiront en Angleterre où leur humour absurde et un peu british aurait inspiré John Cleese les Monty Python pour les ignorants.

Parallèlement, Jean commence à montrer ses grands yeux tristes au cinéma dans des seconds rôles où il se montre efficace. Las, le Nordiste sera habitué tout au long de sa carrière surtout dans la seconde partie, non pas aux seconds rôles, mais au films de seconde zone. Dans un rôle précis :  quand Ventura était la brute qui tape, Blier le fourbe qui tape aussi, De Funès l’excité qui tape parfois, Lefebvre est celui qui se fait taper. Il en a d’ailleurs pris des coups : 119 films, 38 téléfilms, 19 pièces de théâtre pour plus de 900 représentations. Ça, c’est du lourd coco. Au poids, Jean-le-Valenciennois enfonce sévèrement les 20 millions d’entrées de Dany-l’Armentiérois.

Dettes

L’autre grand problème de Jean Lefébvre, c’était le jeu. Autre temps, autre époque, parties de cartes arrosées au vitriol ou au bizarre, grosses sommes en jeu, l’acteur en vient vite à accumuler les dettes. Le Nordiste se lancera alors dans la culture des navets au cinéma, hein pour assumer son penchant pour le casino. Cela marchera, au détriment de la qualité de sa carrière, mais ça, Jean n’en avait que faire. Ce qui comptait, c’était de profiter de l’instant présent au détriment du « qu’en dira-t-on », rigoler un bon coup avec les copains, boire quelques canons, fricoter avec de belles femmes il se mariera d’ailleurs plusieurs fois. Bref, loin de l’image du Nordiste travailleur et dur à la tâche. D’ailleurs, en voici la dernière preuve : Jean Lefebvre n’est pas mort dans la grisaille nordiste. Il a préféré s’éteindre sous le soleil de Marrakech, dans son hôtel-restaurant qu’il aurait acquis il a démenti mais la rumeur reste tenace en ayant gagné… au loto.

Catherine Hiegel

INTERVIEW - Depuis son départ de la Comédie-Française, elle enchaîne les rôles et les mises en scène, en oubliant ses 65 ans.

À peine Catherine Hiegel vient-elle de jouer Moi je crois pas! ,une pièce de Jean-Claude Grumberg, avec Pierre Arditi, au Théâtre du Rond-Point, qu'elle incarne la mère dans Le Fils ,de Jon Fosse, mis en scène par son complice Jacques Lassalle, au Théâtre de la Madeleine. Sa mise en scène du Bourgeois gentilhomme ,avec François Morel, fait le succès du Théâtre de la Porte Saint Martin. À la rentrée, la Comédie-Française reprendra sa version de L'Avare avec Denis Podalydès et elle tournera dans le film de Martin Provost sur la vie de Violette Leduc, au côté d' Emmanuelle Devos. Enfin, début 2013, l'ex-doyenne de la Comédie-Française sera au Théâtre national de Strasbourg.

LE FIGARO. - Depuis que vous avez été remerciée de la Comédie-Française, vous n'arrêtez pas de travailler…

Catherine HIEGEL. - J'ai toujours travaillé énormément, à la Comédie-Française et en dehors. J'ai eu cette chance, c'est bien pour cela que j'y suis restée quarante ans. Je l'aurais quittée si je n'y avais pas été heureuse, mais j'ai été remerciée par le comité d'administration. Je n'y reviendrais pour rien au monde. Par chance, j'ai reçu beaucoup de propositions, dont La Mère, la pièce de Florian Zeller. Peu après, Loïc Volard, codirecteur du Cado, à Orléans, m'a appelée pour mettre en scène François Morel dans Le Bourgeois gentilhomme, qui partira en tournée en septembre.

Quel lien entretenez-vous  avec Jacques Lassalle qui vous met  en scène dans Le Fils de John Fosse?

Nous travaillons ensemble pour la sixième fois. La première, c'était il y a trente et un ans, en 1981, pour La Locandiera de Goldoni. C'est quelqu'un qui m'a accordé le droit à la fragilité. J'ai beaucoup joué des personnages de force. En France, et pour les femmes, on n'a pas beaucoup d'imagination, même au cinéma, elles sont ou jeunes et flics ou vieilles et grands-mères…

Faites-vous une différence  entre le théâtre privé et le public?

Aucune! C'est le même travail, que ce soit au Rond-Point avec Moi je crois pas! de Jean-Claude Grumberg ou aux Bouffes du Nord avec de beaux lendemains, tiré du roman de Russel Banks. À la Comédie-Française, je n'avais pas le droit de jouer dans le privé. Mais j'avais déjà joué dans le privé avant d'entrer à la Comédie-Française, en 1969. Aux Bouffes Parisiens, à Édouard VII et à la Michodière. J'ai un passe Navigo dans ma tête!

Aux Bouffes Parisiens,  c'était Fleur de cactus de Barillet  et Grédy avec Jean Poiret…

Oui, j'ai aussi joué Gugusse avec Michel Serrault. Donner la réplique à de grands acteurs, c'est une bonne école. Serrault aimait ou n'aimait pas, il n'improvisait qu'avec moi. C'est lui qui m'a imposée dans le rôle de Nicole dans Le Bourgeois gentilhomme pour la télévision. Il partait dans des délires avec cette force comique que possédait aussi Francis Blanche et ça durait dix minutes! C'était du génie. Le contraire de ce qu'on nous enseignait au Conservatoire…

Vous souvenez-vous de vos débuts, à 6 ans, avec votre père, à la radio? Vous jouiez Cosette et lui Jean Valjean.

Mon père était un grand musicologue, il a été directeur artistique chez Pathé Marconi et acteur avant d'entrer à la radio. C'est lui qui a voulu que je sois comédienne. Vers mes 10-11 ans, il me disait: «Arrête d'aller à l'école, ça ne sert à rien!» Je me suis arrêtée en seconde. Je n'étais pas du tout mauvaise élève, j'ai obtenu le premier prix de mathématiques de tous les lycées de Paris et il m'a été remis par le ministre de l'époque.

Après quarante-huit ans de carrière, vous remettez toujours l'ouvrage  sur le métier?

Cela me paraît être le b.a.-ba de ce métier, je me méfie de l'acteur qui dit: «Je sais.» Je ne sais pas à quel moment on peut dire ça. J'ai appris des choses, j'ai vaincu en moi quelques maladresses, le corps par exemple… Je n'ai pas le même trac qu'au début. Quand j'étais jeune, j'avais peur du regard des autres. Maintenant, j'ai peur de moi, de ne pas faire ce que je sais devoir faire, de ne pas y arriver. C'est une peur plus intense. J'adore le moment des applaudissements, des saluts. C'est toujours un voyage, un petit miracle, une joie incomparable qui compensent toute la peur, le travail. Après, les doutes reviennent…

Pourquoi parliez-vous beaucoup  de votre «gueule» à vos débuts?

Quand je suis entrée au Conservatoire, à 17 ans, je n'avais pas le droit aux rôles de jeunes premières, j'étais soubrette. Quand je suis entrée à la Comédie-Française, on m'a de nouveau cantonnée aux rôles de soubrette. Je pourrais écrire l'histoire du tablier! On s'interroge quand on est jeune et fragile. Pourquoi est-ce que j'accompagnais toujours la jeune fille bouleversée d'amour? C'est parce que je ne suis pas assez jolie. Pourtant, quand je jouais Fleur de cactus, on m'avait envoyée chez Harcourt. Je revois une photo de moi à 18 ans, Qu'est-ce que j'étais jolie! Ma tête, je ne la vois pas comme elle est vraiment, je la vois au hasard des ascenseurs ou dans la rue, je ne pense pas comme mon âge.

Comment faudrait-il penser votre âge?

Je m'imagine toujours plus jeune. J'ai 65 ans, le jour où mon corps ne suivra plus, j'arrêterai.

LIRE AUSSI:

 

» Catherine Hiegel, sa vie après la Comédie-Française

Danièle LEBRUN et Marcel BLUWAL

aaaaer Rencontrer Danièle Lebrun et Marcel Bluwal dans le cadre de notre site internet, c'est bien évidemment l'occasion d'évoquer Louis de Funès à un moment de sa carrière (1960-1963) où il tenait la vedette au théâtre (« Oscar ») et dans des films médiocres signés François Gir, Jean Chérasse ou Jean Bastia, tout en acceptant des seconds rôles intéressants – « La Belle américaine », « Carambolages », « Des Pissenlits par la Racine » – peu avant de devenir la grande vedette que l'on sait. Nos discussions ont immanquablement dévié vers le comédien.

aaaaer Mais au fil d'un entretien à bâtons rompus, les sujets abordés ont parfois dépassé le cadre du spectacle. Ainsi, Marcel Bluwal et Franck évoquent brièvement quelques historiens et géographes célèbres, comme Emmanuel de Martone ou Ernest Lavisse, avant de discuter sur l'œuvre de René Rémond, auteur des « Droites en France ». Le réalisateur, qui a signé « A droite toute » en 2009 pour la télévision, est un érudit averti. Et lorsqu'il est question de théâtre et de télévision, le couple parle en connaissance de cause. Lui est l'un des réalisateurs français les plus prolifiques pour le petit écran, rentré Rue Cognac-Jay en 1949. Son épouse est connue du grand public pour son rôle dans « Vidocq », mais elle a aussi marqué les esprits en incarnant Madame de Gaulle, un rôle de composition. Plus récemment, elle a joué avec Patrick Sébastien dans « Monsieur Max et la rumeur », diffusé sur France 2. Au cinéma, elle a tourné dans « 588, rue Paradis », testament cinématographique d'Henri Verneuil. Elle a aussi tourné sous la direction de Mathieu Kassovitz (« Assassin(s) ») et à plusieurs reprises pour Claude Berri (« Uranus », « La Débandade », « Ensemble, c'est tout »).

aaaaer En nous installant, nous échangeons quelques mots sur Fernand Reynaud, Stellio Lorenzi, sur Audiard et son obsession d'adapter « Voyage au bout de la nuit » puis nous en venons rapidement à « Carambolages ». Le film, encore diffusé à la télévision, a connu de multiples rééditions en VHS puis en DVD, même en Blu-Ray. Chez Marcel Bluwal, l'étonnement semble l'emporter sur la satisfaction ou la fierté. « Il est sur le point de devenir un film culte », précise-t-il, pantois. Vient alors la première de nos nombreuses questions, très simple : « quand et comment avez-vous connu de Funès ? » Nous débattons pour savoir lequel des deux racontera en premier sa rencontre avec le comédien. Faisant référence au film "Les Tortillards" tourné en 1960, Marcel Bluwal s'adresse à son épouse : « Puisque tu l'as connu avant moi, vas-y ». Et nous commençons à remonter le temps...

Interview de Mme Danièle Lebrun et de M. Marcel Bluwal

du 20 octobre 2014 par Franck et Jérôme

- Madame Lebrun, vous débutez votre carrière en entrant à la Comédie-Française. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez été engagée dans « Les Tortillards » ?

- J'étais effectivement au Français mais je m'y embêtais, si bien qu'après dix-huit mois j'ai demandé un congé pour tourner dans ce film et faire d'autres choses. J'ai joué ensuite dans « Le Mouton » avec Fernand Reynaud. Comme ces premiers films étaient des « sous-merdes », je me suis dit que cette filière n'était pas mon métier... et j'ai peut-être eu tort. Car lorsque je vois la carrière de Jeanne Moreau, je me rends compte que ses débuts ont été identiques, elle a commencé dans de petits films avant d'obtenir des rôles plus intéressants. Les films avec Jean Richard, Roger Pierre et Jean-Marc Thibaut étaient pour moi des expériences marrantes et payées, mais je ne voulais pas rester dans ce type de cinéma. Comme j'étais passée par le Français, j'ai donc préféré privilégier ma carrière théâtrale.

- C'est la raison pour laquelle vous n'avez pas poursuivi votre première expérience de radio au début de votre carrière...

- Oui c'est exact. Sur Europe 1, j'animais avec Francis Blanche une émission où il fallait une jeune fille qui avait de l'humour. Nous déconnions, c'était amusant, mais j'ai arrêté lorsque je me suis rendu compte que je ne voulais pas faire des choses aussi vulgaires.

- Vous êtes partie assez rapidement du Français, avant de rejoindre « Oscar » ?

- Oui, j'en suis parti d'abord pour jouer avec Michel Roux au théâtre Daunou, puis on m'a demandé pour « Oscar ». Je pense que c'est Pierre Mondy qui m'a fait venir car j'avais déjà travaillé avec lui lorsque j'avais 15 ans dans « Les Sorcières de Salem ». Mon rôle n'était pas très grand mais de Funès m'a rapidement eu « à la bonne », ce que j'ai compris beaucoup plus tard. Vous savez, lorsque vous n'avez pas confiance en vous et que vous êtes jeune, vous vous dites « il m'aime bien » et puis c'est tout. Je ne réalisais pas qu'il m'aimait beaucoup. D'ailleurs, lorsqu'on lui a demandé d'enregistrer une scène sur un disque pour une offre promotionnelle parue en supplément d'un magazine, il a choisi la seule scène que nous avions ensemble.

- Vous rappelez-vous de la scène en question ?

- C'était une scène qui marchait admirablement dans laquelle j'étais le clown blanc. Mon personnage, qui venait à sa rencontre, n'était pas celui qu'il croyait être. Il y avait donc confusion, quiproquo et, lorsque je me présentais devant lui, il me disait simplement « on se tait » en me faisant un signe de la main devant sa bouche. Mon personnage se demandait alors pourquoi on lui demandait de se taire. Et plus je faisais l'idiote qui ne comprenait pas, plus de Funès pouvait en faire! La scène plaisait au public car lui-seul comprenait la situation qui était confuse pour les deux personnes en scène. Il imaginait plein de choses pour me faire taire : il répétait « on ne fait rien ! », « on la ferme ! » en faisant mine chaque soir de se scotcher ou de se bâillonner la bouche. Si je l'avais jouée « complice » en répondant « oui d'accord », ça n'aurait pas marché. Il fallait que mon personnage soit sincère, ahurie, silencieuse, en faisant les yeux de poule d'une fille stupide.

Danièle LEBRUN avec Guy BERTIL et Louis de FUNES dans "Oscar" à la Porte Saint-Martin (1961)

- A notre connaissance, vous avez quitté la pièce pendant qu'elle était jouée à la Porte-Saint-Martin, est-ce exact ?

- Quand je lui ai annoncé que j'avais un contrat pour jouer trois mois « Huit Clos » et « La Cantatrice chauve » d'Ionesco, Louis de Funès a été absolument furieux. Mais j'avais la permission du patron du théâtre Jean-Jacques Vital. A cette époque, j'avais 23-24 ans et ça commençait à bien marcher pour moi. De Funès a été furieux que je parte et content que je revienne. Déjà parallèlement à « Oscar », je jouais « Spéciale Dernière » à la Renaissance où Pierre Mondy m'avait engagé. Chaque soir, je faisais des allers-retours entre les deux théâtres, jouant une scène à la Porte-Saint-Martin, puis à la Renaissance et ainsi de suite... J'ai joué ces deux pièces pendant un mois, c'était une sorte de gymnastique comparable au cabaret, que je connais à nouveau aujourd'hui, car je suis actuellement au cabaret Barbara et je vais reprendre « Un Chapeau de Paille d'Italie » [ndlr : pièce de Labiche déjà jouée à la Comédie-Française en 2012].

- Quel premier contact avez-vous eu avec Louis de Funès ?

Danièle Lebrun – On m'avait prévenu qu'il n'était pas un mec marrant, or lui et sa femme ont été très sympas avec moi. Je pense qu'il a ressenti que je n'étais pas à ses pieds dans l'intention de devenir une star. De plus, lorsque je jouais, je voulais me faire plaisir et surtout que la pièce fonctionne pour faire plaisir au public. C'est surtout sur ce point qu'on s'est retrouvés. Il n'était pas du genre à partager autre chose que son travail. Fufu avait sa vie de famille, qu'il ne mélangeait pas au théâtre, c'était sa vie privée. De Funès n'était pas un mec qui prenait tout pour lui, le genre à tirer la couverture. Ce que j'ai appris à ses côtés portait sur la sincérité pour le public et sur la mécanique du rire. Un jour, à propos d'une scène qu'il jouait avec Guy Bertil et qui se terminait sous les applaudissements, il m'a pris à part dans les décors et m'a dit : « Regarde bien la mécanique. Tu vois ? Là on a besoin des applaudissements du public pour faire monter la pièce. Mais il faut que le partenaire soit bon. S'il est pourri, ça ne marche pas. Moi, je veux que les applaudissements marchent tous les soirs, que ce soit moi ou un autre que les provoquent. » Puis il a ajouté « mais ce soir, je vais te montrer comment on peut pourrir un applaudissement, regarde bien car je ne le ferai qu'une fois ». Sa scène avec Guy Bertil est arrivée, de Funès est entré en scène, s'est assis sur le canapé et ils ont joué tous les deux. A la fin de la scène, Guy Bertil sort avec les rires du public mais soudain, de Funès se retourne vers lui, comme s'il s’apprêtait à lui dire quelque chose, mais ne dit rien du tout. Le public, croyant que de Funès allait agir, a attendu et n'a pas applaudi. Et de Funès m'a dit, « tu as vu ? La mécanique ! »

Marcel Bluwal – c'était un spécialiste de la mécanique du rire, mais lui-même ne se trouvait pas bon sur « Carambolages ». Il ne tirait pas la couverture à lui, d'autres comédiens que lui l'ont fait, c'est ce qu'il y a de plus détestable dans le métier.

- Quels souvenirs gardez-vous de l'auteur Claude Magnier ?

Danièle Lebrun - Sa pièce n'était pas minable, plutôt bien écrite et pas vulgaire. Un soir il a invité toute l'équipe chez lui pour faire une fête. Louis avait peur de Jeanne, il avait prévenu sa femme qu'il n'y passerait que pour prendre un verre. Or, l'ambiance était formidable, il y avait même Poiret et Serrault ! Le temps passait et Jeanne est arrivée pour récupérer son mari. Louis a eu la trouille et je me rappelle que Mario David est intervenu. Il était très costaud et, assez ivre, il s'est montré chaleureux en prenant Jeanne dans ses bras. Il l'a fait danser, sous les rires de de Funès et de Poiret. Jeanne était quelqu'un de très sympa mais c'est vrai que Louis en avait tout de même un peu peur.

- De Funès était-il anxieux ?

Danièle Lebrun – Oui, il était horriblement angoissé. Pas étonnant qu'il ait été cardiaque. Pour beaucoup de choses, il se montrait inquiet, par exemple lorsque ses fils – qui étaient grands pourtant – étaient en retard, il se montrait anxieux. Pendant la fameuse nuit où les parachutistes menaçaient Paris [nldr : pendant le Push des Généraux], on était tous inquiets au théâtre – surtout lui – car la représentation avait lieu. Autour du transistor, nous écoutions les informations lorsqu'un grondement retentit, avec une vibration. Il s'est écrié « le canon ! Le canon ! » , pris de peur. C'était simplement le rideau de fer qui tombait, sa peur en devenait ridicule. Les machinos se sont même demandés ce qu'il avait (rires).

- « Les Tortillards » correspond à ce type de films sans prétentions qui se faisaient au début des années 1960...

Danièle Lebrun – Pour ce film, je garde un bon souvenir des personnes avec qui je travaillais, comme Roger Pierre et Jean Richard, qui étaient vraiment sympas. Les comiques de cette époque comme De Funès, Fernand Raynaud, Paul Préboist avaient une vraie personnalité. Ce qui est regrettable, c'est qu'ils acceptaient de tourner dans des films nullissimes dans lesquels ils fabriquaient juste quelques bons sketches, sans jamais avoir réussi à fabriquer eux-mêmes leurs propres films comme de grands burlesques américains. Pourtant, ils auraient été capables de le faire ! C'est dommage... « La Grande vadrouille » est une très bonne mécanique. « Carambolages » aussi présente certaines scènes qui sont chouettes. Pour le reste, notamment la série du « Gendarme », ce n'est pas terrible... Pourtant, de Funès était un comédien magnifique ! Dans « La Traversée de Paris », il montre une méchanceté dramatique qui est très intéressante...

Marcel Bluwal – Il y déploie une telle intensité qu'il vole la scène à Gabin qui doit surenchérir en hurlant « Jambier ! » Devenu vedette, de Funès manœuvrait la mécanique des films dans lesquels il jouait. Ainsi Girault ne faisait que ce que Louis voulait, ce qui a été différent lorsque d'une mise en scène d'Oury. Dans le cas des « Tortillards », le réalisateur était un ancien assistant, Jean Bastia. Il faisait un cinéma qui se savait bas-de-gamme et qui n'avait aucune prétention, si ce n'est celle de faire rire. Il considérait que ce qui le faisait rire ferait forcément rire le public. Il accordait une très grande liberté aux comédiens qui faisaient plus ou moins ce qu'ils voulaient.

- Marcel Bluwal, vous sembliez connaître un peu Jean Bastia. Est-ce à dire que pour un metteur en scène, la frontière entre cinéma et télé était poreuse ?

Marcel Bluwal – Non pas du tout, les réalisateurs cinéma et télévision sont deux races complètement séparées, à quelques exceptions près. Pour moi, c'était différent car je venais du cinéma où j'avais commencé comme cadreur. J'avais gardé des contacts dans le cinéma, même une fois entré à la télévision.

aaa

Jean Bastia, réalisateur de "Certains l'aiment... froide !" (1959) et "Les Tortillards" (1960)

Danièle Lebrun et Jean Richard dans "Les Tortillards" (1960)

- Quelles relations aviez-vous avec les autres metteurs en scène de la télévision comme Stellio Lorenzi, Jean Prat ou Claude Barma ?

Marcel Bluwal – Nous étions comme des juifs dans un ghetto, c'est à dire méprisés par les autres mais intimes entre nous. Même s'il existait une compétition permanente entre nous à « l'école des Buttes-Chaumont », nous étions très proches car nous appartenions à un milieu totalement méprisé par le cinéma qui nous mettait tous dans le même panier.

- Votre évocation de concurrence nous rappelle « Les Joueurs » de Gogol que vous avez réalisé en direct pour la télévision et qui avait déjà été tournée pour la télé par Barma dix ans plus tôt, avec Louis de Funès d'ailleurs. Votre adaptation date de 1960, soit une année avant la préparation de votre premier film pour le cinéma, « Le Monte-charge »...

Marcel Bluwal – C'est exact mais il ne s'agit pas là d'une concurrence car, à l'époque où je préparais « Les Joueurs », je ne savais pas que Claude Barma l'avait déjà fait, même lui ne me l'avait pas dit ! 1960 correspond en effet à un moment charnière qui aboutit évidemment à 1963 et à « Carambolages ». A cette époque, nous étions quelques-uns à détenir un véritable pouvoir à la télévision – bien plus fort qu'au cinéma d'ailleurs – où il nous suffisait de dire « je veux faire ceci ou cela » pour que notre projet soit tout de suite validé. Et nous n'étions même pas contrôlés ! La seule limitation que nous nous imposions était celle de l'autocensure politique. Nous étions libres et nous nous nous sommes battus pour le rester. Ainsi, comme je voulais faire « Les Joueurs », j'ai fait « Les Joueurs ».

- Tourner une vidéo en direct pour la télévision devait être une grande source d'angoisse pour le chef opérateur, l'ingénieur du son ou encore le metteur en scène. Ce type de tournage demandait donc une grande préparation, notamment le déplacement des comédiens ?

- Oui, il fallait le faire, c'était d'ailleurs possible au centimètre près, en faisant simplement des croix par terre. « Les Joueurs » sont le seul essai à peu près réussi, dans l'histoire de la télévision française, de faire quelque chose qui ressemble à du cinéma sans en être. Lorsque j'ai commencé à tourner en 1954, la télévision n'avait le droit de recevoir un film de cinéma qu'un soir par semaine. Or l'appétit du public pour les fictions était énorme et c'est à ce moment-là que s'est inventé consciemment le « comme si c'était un film ». Mais pour y parvenir, la télévision présentait d'énormes défauts, d'une part parce que c'était sans filet, mais aussi car les espaces créés devaient ressembler à ceux du cinéma. Nous faisions d'importants déplacements de caméras, qui étaient notés au sol. Il n'y avait donc pas que la place des comédiens qui était anticipée.

- Qu'en était-il des décors ?

- J'ai voulu aussi que l'on fasse des décors en complexe, comme au cinéma, avec des portes et des cloisons ouvrant sur plusieurs pièces, mais aussi un quatrième mur rendant possible les champs – contrechamps, tout en laissant la possibilité aux caméras de se déplacer ! Il fallait travailler le plus possible avec des optiques courtes de façon à restituer la vision de l'œil. Par tradition cinématographique, il fallait placer la caméra à 1 mètre 20 du sol, pour donner de la monumentalité aux décors. Or, en télévision normale, ce n'était pas possible car l’œil de la caméra était obligatoirement à 1 mètre 50 de haut pour que les cameramen puissent être debout et se déplacer. Pour pallier à ce problème, j'ai fait monter tout le décor d'un mètre et installer des faux plafonds, ce qui apporte un confort de visibilité.

- 1960 commence à marquer la fin du direct et ses risques encourus...

- Oui, c'est au moment où le magnétoscope a remplacé la vidéo. Tout le côté acrobatique et cirque de notre démarche a disparu. Avant un direct, tout le monde avait le trac, la peur au ventre, allait pisser et il fallait entendre le nombre de « merdes » que se balançaient sur le plateau. Se lancer dans un direct, c'était comme aborder un triple saut périlleux : vous le réussissiez ou vous le ratiez. D'ailleurs, dans 95 cas sur 100, il y avait toujours un moment de l'émission où ça se cassait la gueule. Mais le public aimait ça car c'était le prix du direct ! Et je maintiens que « Les Joueurs » est quelque chose de correct compte-tenu des risques et des conditions de réalisation. Après cette dernière émission en direct, le patron de la télé Albert Ollivier a décidé, sous la pression de Prat et la mienne notamment, de passer au film. Et en deux ans s'est monté à Joinville le plus gros service cinématographique européen de télévision. Le premier film que j'ai fait était « Le Mariage de Figaro », réédité en DVD. Cette adaptation télévisée de Beaumarchais a déclenché mon premier film pour le cinéma, chez Gaumont, « Le Monte-charge ».

Le réalisateur Marcel BLUWAL à l'époque du "Monte Charge", en 1961

- Comment est né le projet de votre second film, « Carambolages », produit également par la maison Gaumont ? C'était une obligation contractuelle du producteur ?

Marcel Bluwal - Après « Le Monte-charge », Robert Sussfield, le directeur général des productions Poiré-Gaumont, m'a proposé un contrat de trois films que j'ai refusé, mais je lui ai dit que j'étais d'accord pour en faire un second. La production m'a demandé de faire un film comique, ce à quoi je n'étais pas opposé. « Pourquoi pas ? » me suis-je dit. Après tout, j'avais déjà fait de la comédie avec « Le Plus heureux des trois » de Labiche et « On Purge bébé » avec Poiret, Serrault et Maillan ensemble (!!!). Je sortais d'un film policier commercial, alors pourquoi refuser un film comique commercial ? La maison Gaumont me dit alors « cherchez votre sujet » ! Pour le premier film, on m'avait imposé Frédéric Dard, mais cette fois-ci j'étais libre ! Je trouve alors un bouquin de Kassak, qui me donne les droits d'adaptation. Je demande ensuite à adapter le livre avec Pierre Tchernia, que je connaissais depuis 1952. Rapidement, Tchernia et moi parvenons à imposer Serrault dans le rôle du flic, avant même toute écriture de scénario.

- Ce film a pour principale vedette Jean-Claude Brialy, révélé par la Nouvelle Vague. Comment avez-vous constitué votre distribution ?

- Nous pensions que Brialy avait le premier rôle. Ce qui était faux à mon avis car il n'a vraiment pas tenu la distance face à de Funès. Mais qui allait jouer le patron ? Tout le monde pensait à la vedette favorite de Gaumont, Bernard Blier, le « gars maison » de la production. Blier avait d'ailleurs envie de faire le film, et j'étais d'accord. Nous ne pensions même pas au fait que le patron allait mourir aux deux-tiers du film, ce qui pénalisait le film. Finalement, de Funès a eu le rôle. Enfin, un jour, on m'annonce qu'Audiard va être le dialoguiste du film... et là je fais la gueule car, à dire vrai, je n'aimais pas tellement son style. Je n'ai jamais cru qu'il était l'immense auteur dont on parle et ma fréquentation d'Audiard ne m'a pas fait changer d'avis. Mais c'était Alain Poiré qui décidait et on m'a imposé Audiard.

- En fait, vous avez travaillé à trois : Pierre Tchernia, Michel Audiard et vous. Vous travailliez à Dourdan ?

- Oui, et c'est là que les choses se sont gâtées. Nous étions logés, défrayés pendant un mois à Dourdan, ou nous travaillions huit heures par jour. Le matin, Audiard nous racontait ce qu'il avait écrit la nuit, l'après-midi nous le scénarisions et le soir, Audiard se remettait à l'écriture. Et alors j'ai vu naître un scénario qui ne ressemblait pas à ce que j'imaginais. Tandis que j'attendais un scénario beaucoup plus noir et amer, j'ai réalisé que je n'arriverai pas à faire autre chose que le film d'Audiard. Je devenais le simple metteur en scène de son texte et de ses dialogues. Certes, Tchernia et moi avons placé quelques trucs à nous, mais je me suis senti contraint, forcé, et cela me laisse un assez mauvais souvenir, bien que mes relations avec Audiard aient été tout à fait amicales. Il avait aimé le scénario que j'avais écrit avec Tchernia, car dans le cas contraire il aurait refusé d'écrire les dialogues. Et, surtout, il est tombé amoureux du personnage de Serrault. D'ailleurs, le comédien s'est toujours rappelé de ce rôle comme l'un des meilleurs qu'il ait jamais joués. J'étais un vieux complice de Serrault que je connaissais depuis « La Boîte à sel » et je dois dire que j'ai pris plaisir à tourner ses scènes. Oser parler de la Rue Lauriston [ndlr : où se trouvait le quartier général de la Gestapo française pendant l'Occupation] et mouiller la police française en ces termes, il fallait le faire. Pour la police, je ne contestais pas d'ailleurs, j'étais ravi, mais c'était osé. Cette importance pour le flic a eu un impact sur celle accordée au personnage de Louis de Funès, qui meurt au bout d'une heure du film. De Funès s'est senti sacrifié – ce qu'il a vraiment été d'ailleurs – et je dois dire qu'il a reporté son espèce de mauvaise humeur sur moi, même s'il s'est toujours montré courtois.

- Par conséquent, comment s'est passé le tournage pour vous et pour de Funès ?

- Ce n'était pas un tournage agréable. D'abord, à cette époque j'avais incontestablement la grosse tête, ce que j'ai pu constater en relisant des articles de presse dans lesquels je parle cinéma, télévision et Nouvelle vague. Avec la Nouvelle vague, mes rapports étaient très conflictuels, même si nous étions des copains ! Je me rappelle que Truffaut m'avait dit à propos du « Monte-Charge » : « Marcel, votre film, on va le flinguer ! ». A la fin du premier jour de tournage, nous allons en salle de projection pour voir les rushes. Louis arrive avec son épouse, que je ne connaissais pas. « Qui est cette dame ? » ai-je demandé à Louis. Il m'a présenté Jeanne. Je lui ai répondu : « toi tu restes, mais elle, elle sort ». Elle n'avait rien à voir sur le film, donc elle est sortie. Et c'est à partir de là que tout s'est cassé. De plus, hormis « la grosse tête », j'avais un énorme défaut par rapport à Louis. De Funès avait l'équipe technique pour premier public. Pour qu'il soit rassuré, il fallait toujours que le cameraman dise à la première prise « j'arrête de tourner car je rigole trop et ça fait bouger l'appareil ». A ce moment-là, il avait l'impression d'avoir fait son boulot et la bonne prise pouvait être tournée. Tout le monde savait ça, y compris moi, mais je ne marchais pas à ce jeu-là. J'ai même osé lui dire « fais-en moins » car je ne voulais pas que toute la distribution du film monte à son niveau comme dans ses films précédents avec Jean Richard où tout le monde en faisait des tonnes. C'est ce que j'ai réussi à obtenir auprès d'Alfred Adam ou Sophie Daumier qui a été très bien. Je lui avais dit « tu me joues Marilyn » et elle a été formidable. A l'inverse, je n'ai pas réussi à maîtriser Brialy.

Affiche française du film, 1963 (collection F&J)

- Justement, parmi les comédiens des « Joueurs » [ndlr : au casting impressionnant, Michel Piccoli, Charles Denner, Jean-Pierre Marielle, Claude Rich, Jean-Roger Caussimon] figure Alfred Adam. Et un peu plus tôt, en faisant « La Boîte à sel », vous avez travaillé avec Henri Virlogeux. Ce n'est donc pas un hasard de voir leurs noms au générique de « Carambolages » ?

- Oui, je les ai repris pour ce film pour lequel j'étais libre de choisir la distribution, sauf pour les vedettes et pour Audiard. Ils s'entendaient d'ailleurs plutôt bien avec de Funès, même s'ils avaient peur de tourner avec lui. Tous étaient des comédiens de théâtre et savaient parfaitement quelle était la force comique de Funès. Brialy a voulu en faire et il en a fait trop, se mettant du côté de Funès, se disant « Bluwal ne veut pas que de Funès et Brialy fassent leur numéro ». Les deux s'entendaient comme larrons en foire. De mon côté, je suis resté sur mes positions, ce qui a donné un film très hybride. A certains moments, c'est comique mais dans d'autres scènes ça ne marche pas. Par exemple, je n'ai pas réussi les personnages de la famille de Brialy, ces scènes me paraissent loupées. A l'inverse, le personnage de Daumier est réussi. Au final, pour plusieurs raisons, c'est à mon sens un film loupé. D'une part, je n'ai pas réussi à faire ce que je voulais au départ, d'autant plus que Tchernia est parti assez vite du projet et m'a laissé tout seul. D'autre part, c'est un film très composite et cela se ressent, même aujourd'hui.

- Quelque chose vous dérangeait chez de Funès ?

- Oui, une chose m'a fondamentalement gêné. Sur un plateau, je suis du genre à entretenir une ambiance fraternelle avec l'équipe, respectueuse avec les comédiens. C'était amical, dans le tutoiement. Et je trouvais que de Funès mettait les plateaux mal à l'aise tant il était miné, angoissé. Et pourtant il n'était pas encore une vedette ! Bien plus tard, Simone Signoret m'a dit une phrase qui m'a marqué et qui résume de Funès : « plus angoissé que moi, il y avait Fufu ». C'est vous dire !

- Revenons à l'engagement de Louis de Funès sur ce film. Des biographes ont raconté que c'est Brialy qui a « imposé » de Funès à Poiré, est-ce exact ?

Marcel Bluwal – Non, c'est le directeur général des productions Robert Sussfield qui a fait venir de Funès. Poiré voulait Blier au départ car il avait déjà beaucoup tourné pour la Gaumont, mais c'est de Funès qui a eu le rôle. Quant à moi, je me disais que Blier pouvait être pas mal dans le rôle mais qu'on pouvait trouver mieux. Mais je ne pensais pas à de Funès, je n'y suis pour rien dans son arrivée sur ce film, à l'inverse de tous les autres comédiens, Brialy compris. Pour tout vous dire, j'avais d'abord essayé de vendre ce rôle phare à Belmondo qui n'a pas eu envie de le faire. J'avais vu Brialy dans « Une Femme est une femme », c'est la raison pour laquelle je lui ai proposé le rôle qu'il a accepté tout de suite. Il était très bien dans le film de Godard alors que dans « Carambolages », il est devenu un acteur de boulevard traditionnel.

- Louis de Funès improvisait-il beaucoup ?

Marcel Bluwal – Oui, c'est arrivé. De Funès était un gars impeccable qui n'avait aucun problème avec le texte d'Audiard mais il a trouvé quelques petits trucs, comme lorsqu'il dit à Henri Virlogeux que « le citron donne encore quelques gouttes ». Cette phrase, il l'a inventée sur le plateau, je l'ai gardée car c'était bon. Mais ce genre d'initiative ne plaisait pas à Audiard qui n'aimait pas qu'on touche à son texte.

Danièle Lebrun – Dans le décor d'« Oscar », un Soliflore hexagonal était posé sur un petit guéridon. A côté se trouvait un téléphone. Dans une scène, il devait passer un coup de fil et, furieux, raccrochait l'appareil avec énergie. Un soir, il le fait avec un tel entrain qu'il en fait tomber le Soliflore. L'accessoire tombe sur la tranche et se met à rouler, faisant un tour. De Funès a immédiatement compris la trajectoire du petit vase et s'est placé là où l'objet allait terminer sa course. En un instant, il a improvisé des mimiques, fait mine d'ordonner au soli-flore la trajectoire à suivre avant de s'arrêter à son pied. Ainsi, Fufu a profité de cet imprévu pour faire rire le public et a obtenu un succès phénoménal. C'était un véritable coup de génie, une vraie impro de cabaret ! Je ne l'ai jamais senti fatigué, il était toujours impeccable en scène.

Louis de Funès dans l'adaptation cinématographique d' "Oscar" en 1967

- A cette époque pourtant, il cumulait cinéma et théâtre, l'avez-vous senti un jour fatigué sur « Carambolages » ?

Marcel Bluwal - Pendant le tournage du film, il jouait « La Grosse valse » au théâtre mais je ne l'ai jamais entendu se plaindre de fatigue. Chaque jour, nous faisions sept à huit prises pour une scène. Mais il était avant tout un homme de théâtre, connu pour son travail avec Dhéry, et il avait la forme. D'ailleurs, lorsque Danièle et moi sommes allés le saluer dans sa loge du théâtre des Champs Elysées où il jouait « La Valse des toréadors », il m'a dit « tu vois ? Regarde ce que j'ai ! » et il a lancé sa jambe contre la porte à un mètre soixante-dix de haut. La porte fermée, il a ajouté « mon pied est plus haut que moi...».

- Sentiez-vous chez lui une possible volonté de mettre un jour en scène ?

Marcel Bluwal – Non il ne m'a jamais posé la moindre question sur la technique car il la connaissait. De Funès était un gars redoutablement intelligent.

- Après le tournage et le montage du film vient sa sortie, et notamment l'épisode de Cannes, que s'est-il exactement passé au festival ?

Marcel Bluwal – La Gaumont a préparé la sortie de ce film qui offrait tout de même un très bon casting. L'affiche montrait Brialy, l'héritier de la Nouvelle Vague qui avait le rôle titre, de Funès et Serrault qui connaissaient une gloire montante, la môme Daumier qui était connue aussi. Je m'attendais à une sortie « normale » lorsque j'apprends par un membre du jury que mon film est sélectionné pour Cannes. En 1963, c'était un festival totalement influencé par la Nouvelle Vague, alibi complet d'un nouveau cinéma commercial qui adoptait des méthodes de la Nouvelle Vague, ce qui montrait la grande ambiguïté de Cannes, un endroit rempli de menteurs. Je connaissais le festival car j'y avais obtenu la palme d'Or du film de télévision en 1960 pour un truc que j'avais tourné en trois jours ! Je me doutais qu'à Cannes, le film allait se faire démolir et j'ai appelé Poiré pour le convaincre que nous ne devions pas y aller. Il m'a fait comprendre que c'était lui qui avait œuvré pour cette sélection car il souhaitait présenter un film Gaumont à Cannes, ce qui n'était pas arrivé depuis « Un Condamné à mort s'est échappé » [ndlr : en 1956]. Même chose auprès d'Audiard qui me répond « mais tais-toi, tu n'y es pas, on ne va pas du tout se faire cueillir.  » Quant à Tchernia, il était très flatté de se rendre à Cannes. Je suis alors allé au Festival avec la certitude que j'allais me faire étendre. La projection s'est achevée sous les sifflements de la majorité des spectateurs du festival. Pour eux, Cannes valait mieux que ces productions commerciales.

- Par la suite, les critiques ont été plus ou moins bonnes mais le film n'a pas trop mal marché à sa sortie.

Marcel Bluwal – Oui les avis ont été partagés, bien que le film ait rencontré quelques bonnes critiques. Le film a fait quand-même 190 000 entrées à Paris. Mais surtout, avec les rediffusions, il a l'air aujourd'hui de tourner au film culte, ce qui est encore pire ! D'ailleurs, des critiques le considèrent même désormais comme un très bon film, ce qui me fait marrer. Mais ce film n'est pas très bon pourtant, car il est ambigu. L'année d'après, Lautner ne se montre pas du tout ambigu lorsqu'il réalise « Les Tontons flingueurs ». Le propos est franc et ça marche !

- Vous n'avez pas eu d'autres projets avec de Funès par la suite ?

Marcel Bluwal – Non je n'ai pas cherché à en avoir et il n'en aurait pas voulu car l'ensemble du film avait fini par dégager une ambiance de malaise.

- Un grand merci à vous deux pour le temps consacré à nos questions.

(propos recueillis le 20 octobre 2014)

Interview Isabelle Mergault

Auteure de films et de pièces de théâtre à succès, Isabelle Mergault a sorti le 8 mars "Un escargot tout chaud", son premier roman (éd.Grasset), où elle parle d'amour avec humour. Mais derrière les rires et son célèbre chuintement se cache une personnalité beaucoup plus nuancée.

Closer : Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour écrire un livre alors que vous êtes scénariste depuis plus de trente ans ?

Isabelle Mergault : Je ne sais pas. Je pense que je ne m'en sentais pas capable. Ça fait sept ou huit ans que Charles Dantzig (directeur de collection chez Grasset, NDLR) me propose d'écrire un roman. Jusque-là, j'avais refusé parce que j'avais peur d'être un imposteur. Je ne me sentais pas légitime. Moi, je sais faire l'idiote sur scène et faire rire. Ce qu'on m'a donné à la naissance, je l'ai exploité au maximum et je peux me regarder dans un miroir. Je ne me suis jamais trahie. Pour ce livre, finalement l'idée m'est venue et ça a été très fluide.

Ce roman est une comédie sentimentale. En vous essayant à un nouveau registre d'écriture, avez-vous envisagé d'aller vers autre chose que l'humour ?

Sauf pour certains génies, on ne sait pas tout faire dans la vie. Je ne saurai jamais écrire de drame. C'est bien de savoir qui on est et dans quel domaine on a un certain talent. Pour moi, c'est ça réussir sa vie. Avoir son nom en haut d'une affiche, du monde à ses spectacles, c'est une réussite sociale. Mais trouver ce pourquoi je suis faite, c'est ma réussite personnelle. Je pense qu'on peut dire des choses très profondes avec l'humour. Moi, c'est la forme dans laquelle je m'exprime tous les jours.

On dit souvent que l'humour est une manière de se cacher...

C'est sans doute ce qu'on me dirait si je me faisais analyser... Mon défaut de prononciation m'a aidée et desservie à la fois. Petite, il était encore plus prononcé et, à l'école, tout le monde se moquait de moi. Très vite, j'ai retourné la situation. J'ai décidé de faire rire pour ne plus qu'on le fasse à mes dépens.

C'est un roman d'humour qui parle d'amour, votre thème de prédilection...

Quand on a l'amour, on a toute la force du monde. Et je ne parle pas seulement de l'amour dans le couple. Ça peut être aussi l'amour de ses enfants. Ça nourrit énormément. Là, c'est l'histoire d'un couple qui se délite sans qu'on sache vraiment pourquoi. C'est une mayonnaise qui commence à tourner. Tous les ingrédients étaient là pour faire une belle histoire et ça commence à déconner. Il y a souvent beaucoup d'amour dans les couples qui commencent à se séparer. J'aime bien écrire sur ce sujet. Je n'ai jamais vécu en couple, mais j'ai eu quelques petits échantillons... C'est comme avec une crème hydratante, avec un échantillon, vous savez si vous l'achetez ou pas...

"Il n'y a jamais eu deux brosses à dents dans ma salle de bains"

Et alors ?

Ce n'est pas pour moi, mais ça ne m'empêche pas de comprendre et d'en parler légitimement. J'observe beaucoup. Je trouve qu'il n'y a rien de plus intéressant qu'un couple au bord de la rupture à qui il ne manque que la communication pour repartir. C'est toute l'histoire de ce livre.

Les sentiments qui s'érodent à cause du temps qui passe, est-ce justement ce qui vous effraie dans la vie de couple ?

Pas du tout. Je n'ai jamais refusé de vivre sous le même toit qu'un homme, mais ça ne s'est jamais fait. J'ai eu de très longues histoires d'amour, mais avec chacun son appartement. Il n'y a jamais eu deux brosses à dents dans ma salle de bains.

A propos du temps qui passe, vous avez déclaré que vous n'aimiez pas qu'on vous souhaite votre anniversaire...

Mais qui aime ça ? C'est bien quand on est jeune et puis après, chaque anniversaire vous rapproche de la mort.

Vieillir, c'est aussi prendre en expérience, en maturité...

Et s'approcher de la mort. J'y pense quinze fois par jour. 

C'est paradoxal pour quelqu'un qui aime faire rire...

Non. Vous savez très bien que les humoristes sont pour la plupart des grands dépressifs. 

Pourquoi alors ne pas se servir de ce spleen pour vous essayer à un autre registre ?

Je ne saurais pas le faire. Je pense que j'enchaînerais les lieux communs. Encore une fois, mon truc à moi, c'est de parler de choses graves avec humour. Tous mes films ont des choses graves comme point de départ. Dans mon roman, l'événement déclencheur est le braquage à main armé d'une bijouterie. Le drame, je laisse ça à ceux qui savent le faire. C'est là où arrive l'imposture. Quand on est un peu sûr de soi et qu'on écoute ceux qui vous disent qu'on pourrait faire autre chose. Qu'on n'a plus le recul nécessaire. C'est là où le succès devient très dangereux. Quand on croit qu'on peut tout faire, on se ramasse.

"J'ai beaucoup bu, fait beaucoup d'excès"

Pour en revenir à votre roman, un des personnages souffre de bégaiement à cause de ses parents. Faut-il y voir un parallèle avec vous ?

Non. En revanche, je m'aperçois que, dans presque tout ce que j'écris, il y a toujours un personnage qui n'arrive pas à s'exprimer... Je souffre parfois de mon défaut de prononciation. Ça m'empêche de faire certaines choses.

Quand je rentre dans un magasin, je n'ose pas dire bonjour. Je sais que tout le monde va se retourner et que ça va être pris pour un sketch, alors je compense ce qui être peut être perçu comme de l'impolitesse par un grand sourire. Ça m'empêche aussi de me mettre en colère. La dernière fois à la banque, on m'a compté des agios. Qu'est-ce que vous voulez que je prononce agios ? Le mec en face de moi avait envie de se marrer, donc j'ai laissé tomber. Je ne peux pas être sérieuse. Je vois tout de suite que ça frise dans l'œil de l'autre, alors je la ferme.

Ça doit être frustrant...

Mais je suis une grande frustrée et c'est pour ça que j'écris de plus en plus et que je fais "Les Grosses Têtes". Là-bas, je suis attendue pour ça. Pour faire marrer.

Est-ce aussi pour ça que vous êtes une grande solitaire ?

Certainement. Mon chuintement m'a donné une notoriété et, en même temps, il m'a enfermée.

Vous êtes devenue maman en adoptant et vous dites souvent que ça vous a transformée. C'est-à-dire ?

Transformée non, mais ça m'a fait glisser vers celle que j'aurais dû être bien plus tôt. Je n'ai pas toujours été gentille avec moi-même. J'ai beaucoup bu, fait beaucoup d'excès. J'ai eu une soi-disant vie d'artiste avant même d'en être une. J'avais des facilités, alors je me suis laissée aller. Je n'avais pas beaucoup d'ambition. Du moment que je pouvais payer mon loyer... Quand elle est arrivée, tout a changé. Je n'ai jamais eu une vie aussi saine que depuis que ma fille est là. Je ne savais pas que j'étais faite pour ça, que j'aimais la vie... 

Cette interview a été publiée dans le numéro 613 de Closer.

Marivaux entre roman et théâtre

Désordres de la parole : Marivaux entre roman et théâtre

Onglets principaux

Voir(onglet actif) Qu'est-ce qui lie ici

published by slojkine on dim, 02/01/2015 - 10:09

Catherine Ramond

Le titre de ce colloque, Marivaux entre les genres, invite à s’interroger à nouveaux frais sur les échanges entre théâtre et roman chez cet auteur qui a pratiqué les deux écritures et à poser notamment la question dans ce sens : Marivaux est-il dramaturge dans ses romans mémoires ? En effet, la rédaction de ces deux romans est contemporaine d’une intense activité dramatique, qui peut avoir eu des incidences sur la rédaction des textes narratifs. Les commentateurs y ont observé notamment l’ampleur des scènes rapportées au style direct (celui qui n’est pas sous l’emprise du récit). Cet aspect dramatique et fortement mimétique n’est pas une règle du roman-mémoires et pourrait donc caractériser l’écriture de Marivaux romancier, notamment par rapport à Prévost, qui utilise peu le style direct1. Henri Coulet a comptabilisé la part du dialogue dans les deux romans-mémoires de Marivaux2 : elle atteint 60% dans la IIIe partie de La Vie de Marianne, qui est composée, comme la seconde partie, d’une succession de trois grandes scènes, ce qui semble bien un mode de composition du roman. La part du dialogue est plus égale dans les cinq parties du Paysan parvenu dont on sait qu’elles ont été rédigées plus brièvement pendant la gestation de La Vie de Marianne : elle est régulièrement élevée (entre 40% et 53% avec un pic de 60% dans la IVe partie). Le dialogue est également remarquable par sa qualité et la grande supériorité de Marivaux sur ses contemporains a été relevée par Frédéric Deloffre : « Il transporte tout naturellement et avec le plus grand succès dans ses romans les procédés qui réussissent si bien dans son théâtre3 », en particulier l’enchaînement du dialogue par la reprise de mots.

Les dialogues des romans de Marivaux sont accompagnés d’indications de type didascalique, qui témoignent d’une attention aux effets scéniques, à la disposition des personnages dans l’espace, à leurs postures et à leur gestuelle : ainsi La Vie de Marianne présente des jeux de scène symétriques et des pantomimes. Climal trouve son neveu aux pieds de Marianne dans la IIe partie, dans la IIIe, c’est Valville qui trouve son oncle dans la même position. Dans les deux scènes, qui sont deux « surprises », Climal est décrit grâce à une sorte de pantomime muette. La seconde fois, il se fige en un tableau comique4. L’aspect visuel et spectaculaire s’ajoute à la présence de la parole orale et vivante, et donne à l’ensemble un caractère théâtral.

Cependant, le caractère dramatique des romans de Marivaux doit être nuancé : la longueur de ces mêmes romans, la place qu’y occupent les réflexions et surtout le principe même de la narration rétrospective à la première personne, qui donne au narrateur une position surplombante et une distance par rapport à l’histoire racontée, sont contraires à la mimesis dramatique. Marivaux n’introduit pas de dialogue direct qui ne soit accompagné d’incises narratives et souvent de commentaires, qui rappellent constamment la présence du narrateur ou de la narratrice, comme l’a bien remarqué Aurelio Principato5. Cela ne permet pas au dialogue de prendre une véritable autonomie, et produit une tension entre le discours du narrateur et la parole des personnages, entre le présent du dialogue et le récit rétrospectif.

La « parole de l’autre » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de Florence Magnot) devient parfois un flux menaçant. Parmi les personnages de ces romans, il s’en détache une qui semble bien de théâtre, car elle est toute de parole et illustre l’éclat et la puissance du langage chez Marivaux6, c’est la commère bavarde, Mme Dutour ou la Dutour7 de La Vie de Marianne, la logeuse Mme d’Alain du Paysan Parvenu, devenue personnage de théâtre dans une petite pièce retrouvée à la Comédie-Française et attribuée à Marivaux, la Commère8. Je vais tout d’abord rappeler l’ordre de leurs apparitions successives qui est complexe, car la rédaction des deux romans-mémoires s’entrelace et les deux personnages de commères peuvent s’être réciproquement influencés. La Dutour apparait la première dans la Ière partie de La Vie de Marianne en 1731 ; c’est la marchande de linge chez qui M. de Climal place Marianne, et elle est décrite sobrement : « Elle s’appelait Mme Dutour ; c’était une veuve qui, je pense, n’avait pas plus de trente ans ; une grosse réjouie qui, à vue d’œil, paraissait la meilleure femme du monde ; aussi l’était-elle9 ». Dans la suite du passage, la narratrice reproduit rapidement un échantillon de son discours : « Allons, Mademoiselle Marianne, me disait-elle, (car elle avait demandé mon nom), vous êtes avec de bonnes gens, ne vous chagrinez point, j’aime qu’on soit gaie ; qu’avez-vous qui vous fâche ». Or ce discours déplaît à la jeune fille : « Je sentais, dans la franchise de cette femme-là, quelque chose de grossier qui me rebutait ». Rien de plus dans cette ébauche, Mme Dutour n’est pas encore une commère.

1734 est l’année de la parution de la IIe partie de La Vie de Marianne et des livres I à IV du Paysan parvenu, autrement dit celle de la création de nos deux commères de roman : dans La Vie de Marianne (à la fin du livre II), Marivaux insère le morceau de bravoure qu’est la scène de dispute du cocher et de la lingère inspirée sans doute de modèles théâtraux (L’homme à bonnes fortunes de Regnard et Le moulin de Javelle de Dancourt, selon F. Deloffre10), scène haute en couleurs qui transforme Mme Dutour en « une commère de comptoir subalterne11 » et qui a suscité les critiques.

Dans Le Paysan parvenu, il crée la logeuse12 qu’un merveilleux portrait fait d’emblée commère et toute de parole ; le texte présente d’abord les propos de la lingère au discours indirect :

Un peu commère par le babil, mais commère d’un bon esprit, qui vous prenait d’abord en amitié, qui vous ouvrait son cœur, vous contait ses affaires, vous demandait les vôtres, et puis revenait aux siennes, et puis à vous. Vous parlait de sa fille, car elle en avait une, vous apprenait qu’elle avait dix-huit ans, vous racontait les accidents de son bas âge, ses maladies ; tombait ensuite sur le chapitre de défunt son mari, en prenait l’histoire du temps qu’il était garçon, et puis venait à leurs amours, disait ce qu’ils avaient duré, passait de là à leur mariage, ensuite au récit de la vie qu’ils avaient mené ensemble13 ;

Puis on passe au discours indirect libre qui restitue à la fois le style de la commère avec la distance de la narration :

C’était le meilleur homme du monde ! très appliqué à son étude ; aussi avait-il gagné du bien par sa sagesse et par son économie ; un peu jaloux de son naturel, et aussi parce qu’il l’aimait beaucoup ; sujet à la gravelle ; Dieu sait ce qu’il avait souffert : les soins qu’elle avait eus de lui.

Jacob signale que l’essentiel du personnage réside dans le langage : « Pour faire ce portrait-là, au reste, il ne m’en a coûté que de me ressouvenir de tous les discours que nous tint cette bonne veuve14 ».

Dans ce second roman, à tonalité plus comique, Marivaux a développé l’idiolecte de cette commère, Mme d’Alain, veuve d’un procureur, dénué de vulgarité mais abondant en lieux communs et en formules toutes faites. La parole compulsive de Mme d’Alain, indiscrète et gaffeuse, incapable de garder le secret du mariage et insistant lourdement sur la différence d’âge entre les époux (une parole qui dit donc constamment ce qu’il ne faut pas dire) se retrouve également chez la Dutour à la même époque (dans la tirade des enfants trouvés à la fin de la seconde partie de La Vie de Marianne) et ultérieurement dans la scène de la IIIe partie qui date de 1735 (p. 187-192), et surtout dans le retour catastrophique de la lingère dans la Ve partie (1736) lorsqu’elle fait irruption chez les de Fare et révèle le passé de Marianne (retour épisodique qui n’était semble-t-il pas prévu par Marivaux15). Les échanges sont donc très étroits entre les deux romans.

La petite comédie en un acte intitulée La Commère leur est postérieure16 : datée de 1741, c’est l’adaptation dramatique de la fin de la IIe partie du Paysan parvenu, le projet de mariage entre Jacob et Mlle Habert et la confidence qu’ils font à leur logeuse indiscrète afin qu’elle leur trouve des témoins pour leur mariage : dans le roman, le mariage échoue provisoirement en raison de l’hostilité de l’ecclésiastique convié par l’hôtesse qui n’est autre que le directeur de conscience de Mlle Habert, et des indiscrétions de Mme d’Alain qui font fuir les témoins. Dans la pièce, le mariage échoue pour d’autres raisons : tout d’abord l’arrivée intempestive dans la dernière scène d’un témoin gênant du passé de Jacob, sa tante Agathe (qui est une reprise de l’entrée de la Dutour au livre V de La Vie de Marianne), ensuite la révélation du libertinage de Jacob, qui courtise la logeuse et sa fille Agathe, ce qui est seulement suggéré dans le roman. Cette révélation provient des indiscrétions en chaîne des femmes de la pièce, qui sont toutes devenues par contagion de « franches commères », expression appliquée également au notaire, M. Thibaud, par Madame d’Alain : « Pardi, Monsieur Thibaud, vous êtes une franche commère avec vos quatre mille livres que vous êtes venu nous dégoiser si mal à propos. N’avez-vous pas honte17 ? ». Cette expansion de la parole bavarde à différents personnages semble caractériser la pièce, ce qui garantit un équilibre des répliques et une fluidité du dialogue indispensables au théâtre, tandis que les romans jouent au contraire sur la disproportion, le déséquilibre entre une parole solitaire qui s’emballe, semble s’auto-alimenter et parler toute seule, et le silence contraint des autres personnages qui la subissent. Ce qui est à la fois théâtral (par la présence d’une parole orale) et anti-théâtral, au moins à l’époque où Marivaux écrit, en raison du dysfonctionnement du dialogue entraîné par ce désordre de la parole. Je propose d’examiner tout d’abord ce phénomène de déséquilibre, puis les procédés employés pour mettre à distance et tenter de maîtriser cette parole intempestive, au théâtre et dans le récit romanesque.

La logorrhée de la commère est une parole qui fâche, et ce d’autant plus que c’est une parole de vérité sous des allures grossières18. Mme d’Alain voit derrière ce mariage disproportionné la réalité du désir d’une dévote un peu mûre mais fortunée pour un gros brunet appétissant, ce qui est un sujet de comédie19. Mme Dutour décrit crûment la situation de Marianne en orpheline sans lui ajouter l’aura romanesque qui pare les récits des origines produits par la narratrice ou ses adjuvants, Valville et Mme de Miran. Cette parole désigne les réalités économiques ou sexuelles et apparaît de ce fait indélicate, voire grossière ; elle peut se développer en tirade car elle se heurte au mutisme des autres personnages, qui subissent le flot sans pouvoir l’arrêter. Sur un mode mineur, ce mutisme peut être une sorte d’indifférence ennuyée, comme celle de Marianne qui laisse parler Mme Dutour toute seule dans la IIIe partie de La Vie de Marianne : « Je ne faisais pas grande attention à ce qu’elle me disait, et je lui répondais même que par complaisance20 ». Ce déséquilibre se produit beaucoup moins dans le théâtre de Marivaux où les répliques sont généralement brèves21, et s’enchainent, où les personnages, à moins d’être excessivement émus22, ne sont pas distraits et se répondent. Cette implication dans le dialogue est une nécessité théâtrale : de ce point de vue, Le Paysan parvenu est plus proche du théâtre car Mlle Habert, moins supérieure sans doute à la logeuse que Marianne ne l’est par rapport à la lingère, réagit plus que Marianne et tente de rétablir le dialogue compromis par le bavardage de la commère : « Si vous faites toujours vos réflexions aussi longues sur chaque article, dit alors Mlle Habert excédée de ces discours, je n’aurai pas le temps de vous mettre au fait23 ». Cette phrase tente d’endiguer la tirade de Mme Alain sur l’âge de Mlle Habert, flot où les phrases s’enchainent et qui tourne au monologue :

Eh ! pardi, non, dit l’hôtesse ; vous êtes en âge d’épouser ou jamais : après tout, on aime ce qu’on aime ; il se trouve que le futur est jeune : hé bien, vous le prenez jeune. S’il n’a que vingt ans, ce n’est pas votre faute non plus que la sienne. Tant mieux qu’il soit jeune, ma voisine, il aura de la jeunesse pour vous deux. Dix ans de plus, dix ans de moins ; quand ce serait vingt, quand ce serait trente, il y a encore quarante par-dessus ; et l’un n’offense pas plus Dieu que l’autre. Qu’est-ce que vous voulez que l’on dise ? Que vous seriez sa mère ? Eh bien ! le pis aller de tout cela, c’est qu’il serait votre fils. Si vous en aviez un, il n’aurait peut-être pas si bonne mine, et il vous aurait déjà coûté davantage : moquez-vous du caquet des gens, et achevez de me conter votre affaire.

La réplique équivalente au théâtre est un peu plus resserrée, et Mlle Habert, au lieu de faire un commentaire, enchaîne sur l’expression employée par Mme Alain et discute l’âge qu’elle lui a attribué, ce qui garantit le fonctionnement du dialogue :

Mademoiselle Habert. Que trouvez-vous de si plaisant à ce mariage, Madame ?

Madame Alain. Je n’y trouve rien. Au contraire, je l’approuve, je l’aime, il me divertit, j’en ai de la joie. Que voulez-vous que j’y trouve, moi ? Qu’y a-t-il à dire ? Vous aimez ce garçon : c’est bien fait. S’il n’a que vingt ans, ce n’est pas votre faute, vous le prenez comme il est : dans dix il en aura trente et vous dix de plus, mais qu’importe ! On a de l’amour ; on se contente ; on se marie à l’âge qu’on a ; si je pouvais vous ôter les trois quarts du vôtre, vous seriez bientôt du sien.

Mademoiselle Habert. Qu’appelez-vous du sien ? Rêvez-vous, madame Alain ? Savez-vous que je n’ai que quarante ans tout au plus24 ?

Cette parole compulsive, qui dit ce qu’il ne faut pas dire (le secret d’un mariage, l’âge de la mariée, la naissance obscure de Marianne) peut provoquer des effets plus dramatiques : au flux de cette parole, répond l’aphasie des autres personnages, une sorte de paralysie, d’impuissance. Dans Le Paysan parvenu, après s’être entretenue avec M. Doucin, le directeur de conscience des sœurs Habert, Mme d’Alain révèle étourdiment ce qu’il lui a révélé sous le sceau du secret à toute l’assemblée composée de sa fille, du témoin, et des futurs époux. Elle révèle leur rencontre récente sur le Pont-Neuf, la situation de Jacob (« il y en a bien d’autres qui ont été aux gages des gens et puis qui ont eu des gens à leurs gages »), ce qui provoque la sidération et le mutisme des futurs époux :

Ce petit dialogue au reste alla si vite, qu’à peine eûmes-nous le temps de nous reconnaître, Mlle Habert et moi ; chaque détail nous assommait, et le temps se passe à rougir en pareille occasion. Imaginez-vous ce que c’est que de voir toute notre histoire racontée, article par article, par cette femme qui ne devait en parler qu’à Mlle Habert, qui se tue de dire : Je ne dirai mot, et qui conte tout, en disant toujours qu’elle ne contera rien.

Pour moi, j’en fus terrassé, je restai muet, rien ne me vint, et ma future n’y sut que se mettre à pleurer en se renversant dans le fauteuil où elle était assise25.

Au théâtre, l’indiscrétion chronique de la commère provoque, au pire, les pleurs, mais pas le silence des protagonistes car les personnages pleurent en continuant à parler :

Madame Alain. Calmez-vous, Mademoiselle Habert : vous m’affligez. Je ne saurais voir pleurer les gens sans faire comme eux.

La Vallée, sanglotant. Se peut-il que ce soit Madame Alain qui nous maltraite…

Madame Alain, pleurant. Doucement. Le moyen de nous expliquer si nous pleurons tous26 !

Dans le passage équivalent du roman, « les pleurs, les sanglots, les soupirs, et tous les accents d’une douleur amère étouffèrent la voix de Mlle Habert et l’empêchèrent de continuer27 ».

Les manifestations d’émotion sont donc plus violentes dans les romans ; elles culminent lors de l’entrée intempestive de Mme Dutour chez les de Fare au livre V de La Vie de Marianne. Marivaux se plaît aux symétries : de même qu’il prolonge la bavarde hôtesse du Paysan parvenu par une deuxième babillarde, Mme Rémy, il fait revenir Mme Dutour alors que Marianne vient d’être présentée dans le monde comme la future belle fille de Mme de Miran. L’arrivée de la lingère ramène Marianne à son passé honteux et constitue une dangereuse menace pour son mariage avec Valville qui est en projet. La Dutour est une « catastrophe », car elle porte avec elle sa pulsion de paroles et révèle une face peu reluisante de la vie de Marianne que celle-ci tient à cacher. On sait que Mlle de Fare sera gagnée à la cause de Marianne, mais non la famille, alertée par une servante, Favier, qui assiste à la scène. L’entrée de Mme Dutour (cette « marchande de toile », rappelle Marivaux au lecteur) produit une double séquence de pétrification, procédé assez couramment utilisé par Marivaux dans ses romans. à la suite d’une surprise, les personnages se figent comme des statues, ici Marianne, puis à son tour Valville quand il reconnait la lingère : « Là-dessus Valville arrive d’un air riant ; mais, à l’aspect de Mme Dutour, le voici qui rougit, qui perd contenance et qui reste immobile à son tour28 ». Devant ces personnages anéantis et mutiques, la logorrhée de Mme Dutour peut se déployer, la seule Mlle de Fare tentant en vain d’endiguer le flot.

 

Eh bien ! répondez donc, ma fille, n’est-il pas vrai que c’est vous ? Dites donc, n’avez-vous pas été quatre ou cinq jours en pension chez moi pour apprendre le négoce ? C’était M. de Climal qui l’y avait mise, et puis qui la laisse là un beau jour de fête ; bon jour, bonne œuvre ; adieu, va où tu pourras ! Aussi pleurait-elle, il faut voir, la pauvre orpheline ! Je la trouvai échevelée comme une Madeleine, une nippe d’un côté, une nippe de l’autre ; c’était une vraie pitié29.

Interrompue par Mlle de Fare, qui avance timidement que ce n’est pas Marianne, Mme Dutour reprend de plus belle. Seule sa sortie permet de faire cesser cette parole qui semble s’alimenter d’elle-même, et de l’absence de tout répondant. Comme Mlle Habert dans l’exemple précédent, Marianne, qui est restée muette pendant toute la scène, s’effondre : « Pour moi, qui me sentais faible et les genoux tremblants, je me laissai tomber dans un fauteuil qui était à côté de moi, où je ne fis que pleurer et jeter des soupirs30 ». On voit à quel point le dialogue est ici perturbé par les manifestations d’émotion, bien davantage que dans Le Paysan parvenu, qui est plus proche du théâtre comique (en raison, notamment, de la parenté de Jacob avec Arlequin). La Vie de Marianne présente tantôt d’immenses discours qu’on ne peut retenir (d’autres exemples : l’aveu de Climal, peu vraisemblable chez un mourant, la déclaration d’amour de Marianne à Mme de Miran lors du conseil de famille) ou inversement des séquences d’aphasie, de Marianne notamment, lors de la mort de la sœur du curé ou quand elle apprend l’infidélité de Valville. Dans la VIIIe partie, Marianne a quasiment perdu la parole, Valville également. Aux quelques mots qu’il essaye de prononcer, Marianne ajoute ce commentaire : « Il fallait bien remplir ce vide étonnant que faisait notre silence31 ». S’il y a des silences au théâtre (je renvoie à l’ouvrage récent de Jean-Paul Sermain, Marivaux et la mise en scène32), ils ne peuvent durer aussi longtemps que dans un roman et Marivaux, en homme de théâtre, le sait bien33.

Le roman et le théâtre disposent de plusieurs moyens pour se débarrasser de la commère, de sa présence encombrante, et surtout pour neutraliser cette parole immédiate et continue.

Un moyen qui leur est commun est ce que Florence Magnot appelle la « mise à distance intradiégétique34 ». Elle est fréquente dans la comédie par le biais de l’ironie ou des apartés, par exemple dans la scène VIII de la comédie, Mlle Habert s’exclame : « Elle est d’une maladresse, avec son zèle35 ! » ou encore Jacob à la dernière scène : « oh ! langue qui me poignarde36 ! » ; la bavarde elle-même tient ce discours méta-critique, puisqu’elle ne cesse de critiquer les indiscrets ou les bavards, dont elle s’exclut, l’aveuglement sur elle-même faisant partie de son type comique37 :

Madame Alain. Moi, lui dire ! Ah ! mon ami, est-ce que je dis quelque chose ? Est-ce que je suis une femme qui parle ? Madame Alain, parler ? Madame Alain, qui voit tout, qui sait tout et ne dit mot38 !

De la même façon, dans La Vie de Marianne, Climal constate : « Que cette femme est babillarde ! me dit-il en levant les épaules ; j’ai cru que nous ne pourrions jamais nous en défaire. Oui, dis-je, elle aime assez à parler39 ».

Mais pour se défaire des paroles de la bavarde, le roman a des moyens proprement narratifs qui l’éloignent du théâtre.

Le premier consiste tout simplement à ne pas rapporter ses paroles, à les censurer, à les exclure du récit. Cette ellipse est justifiée par la longueur des discours, mais elle a également l’avantage de contribuer à la « feintise » en donnant l’illusion qu’on peut tailler dans une masse de documents authentiques parmi lesquels figurent les discours rapportés40. Elle permet à la narration de reprendre la main sur cette parole incontrôlable. Dans La Vie de Marianne, la narratrice refuse de donner l’ensemble de sa conversation avec Mme Dutour, prétextant, de façon un peu désinvolte : « Il me faudrait un chapitre exprès, si je voulais rapporter l’entretien que nous eûmes en mangeant41 ». De la même façon, dans Le Paysan parvenu, le narrateur résume grâce au discours narrativisé42 les propos de Mme d’Alain en les discréditant :

Notre entretien pendant le repas n’eut rien d’intéressant ; Mme d’Alain, à son ordinaire, s’y répandit en propos inutiles à répéter, nous y parla de notre aventure d’une manière qu’elle croyait très énigmatique, et qui était fort claire, remarqua que celle qui nous servait prêtait l’oreille à ses discours, et lui dit qu’il ne fallait pas qu’une servante écoutât ce que disaient les maîtres43.

On voit que la commère est ainsi traitée de haut par les deux narrateurs, sur le mode du comique, comme l’a observé René Démoris44 et bel et bien remise à sa place par le récit45.

Une autre solution est de doubler le premier récit par un second, qui permet de mettre à distance la parole de la bavarde qui a déjà été rapportée une fois. Ceci est possible au théâtre lorsqu’une scène est racontée à un tiers (par exemple dans Le Mariage de Figaro la scène du ruban avec Chérubin est racontée par Suzanne à la comtesse en II, 1), mais la différence est que la première scène a eu lieu effectivement sur la scène, s’est produite « en direct », tandis que dans le roman-mémoires, la première scène est déjà un récit de scène (même si elle peut donner l’illusion d’une présence immédiate sans grande distance narrative). On peut reprendre l’exemple de l’entrée catastrophique de la Dutour chez Mme de Fare où le personnage de Marianne et la narratrice semblent également anéanties face au déferlement et à la présence toute théâtrale de la lingère. Or si le personnage ne peut pas revivre la scène, en revanche il peut la raconter à nouveau en s’en faisant le narrateur ou la narratrice, ce que fait Marianne à l’attention de Mme de Miran et ce qui lui permet aussi de reprendre la main sur cet épisode46. En effet, ce second récit est bien différent du premier : tout d’abord il entre dans la catégorie des sacrifices profitables si bien analysés par Christophe Martin dans son livre sur La Vie de Marianne47, puisque Marianne fait à Mme de Miran l’aveu d’une avanie qui devrait la perdre, mais en réalité cet aveu lui-même lui vaut l’admiration de sa protectrice48. Ce second récit permet aussi à Marianne de rapporter autrement les propos de la lingère : alors que ceux-ci étaient au discours direct dans le premier récit, la narratrice utilise dans le second le discours indirect et surtout le discours narrativisé (résumé ou récit de paroles) qui fait soigneusement l’ellipse des mots effectivement prononcés. Ainsi, la narration reprend une position surplombante, met à distance et semble maitriser la parole incontrôlable de la lingère :

Eh bien ! achevez donc, ma fille, que s’est-il passé ? Qu’elle a voulu, repartis-je m’embrasser avec cette familiarité qu’elle a cru lui être permise, qu’elle s’est étonnée de me voir si ajustée, qu’elle ne m’a jamais appelée que Marianne ; qu’on lui a dit qu’elle se trompait, qu’elle me prenait pour une autre ; enfin qu’elle a soutenu le contraire, et que pour le prouver elle a dit mille choses qui doivent entièrement décourager votre bonne volonté, qui doivent vous empêcher de conclure notre mariage, et me priver du bonheur de vous avoir véritablement pour mère49.

La commère bavarde est fondamentalement un personnage de théâtre qui apporte avec elle la présence immédiate et la parole vivante. Le jeu des romans de Marivaux consiste à faire voir cette présence et à faire entendre cette parole mais simultanément à les maîtriser par la narration. Dans La Vie de Marianne, où la menace est plus lourde, plus dangereuse, le babillage est déplacé : c’est Marianne elle-même qui babille, remplaçant un bavardage par un autre, les propos d’une lingère par les réflexions d’une femme qui pense.

 

Catherine Ramond, Université Bordeaux-Montaigne/EA 4195 TELEM

Impressions sur le théâtre russe

 

Posté dans 30 juin, 2009 dans critique.



 Impressions  sur le théâtre russe.

     Il y a en Russie une grande différence entre le théâtre des deux «  capitales », Moscou et Saint-Pétersbourg et le théâtre en province. Le théâtre des villes de province est resté davantage un théâtre de troupe, plus fidèle à la tradition soviétique, moins exposé à la pression du «  marché » et aux influences occidentales. En mars dernier j’ai séjourné à Samara, une ville d’un million d’habitants, situé à 860 kilomètres à l’Est de Moscou. C’est un centre industriel important (constructions mécaniques et de fusées, pétrochimie, etc…) qui possède aussi plusieurs théâtres: le Dramthéâtre, le Théâtre Principal d’Art Dramatique, dirigé par Viatcheslav Gvozdkov et le Samart dirigé par Serguei Sokolov et dont le principal metteur en scène  est Adolphe Schapiro, un créateur appartenant à la vieille Ecole, qui a mis en scène récemment Mère Courage avec un vif succès.  Et cette saison, le Samart a créé   Le Revizor, la célèbre pièce de Gogol, dans une mise en scène très dépouillée d’ A.  Kouzin qui a fait un excellent travail: décor ingénieux, rythme, jeu des comédiens…Et surtout on entend le texte comme s’il venait d’être écrit, sans aucun effort d’ « actualisation » ! On ne peut que louer la modestie d’un metteur en scène qui se met au service d’une œuvre au lieu de l’utiliser pour assouvir ses propres fantasmes. Pourtant, ce même Kouzin a complètement échoué dans sa vision d’un autre classique du théâtre russe, La Forêt d’Ostrovski, qu’il vient de créer au Dramthéâtre. Accentuant le côté rocambolesque de l’histoire, exagérant les situations, outrant les  caractères, il n’a réussi qu’à déformer complètement une œuvre qui perd aussi bien l’acuité de sa peinture sociale que sa force poétique pour sombrer dans un grotesque de Grand Guignol. C’est fort dommage car s’il est un auteur aujourd’hui en Russie qui est «  notre contemporain », c’est  bien Ostrovski, qui, dans la deuxième moitié du XIX ème siècle, a fondé le théâtre russe moderne. Il reste l’auteur le plus joué et la peinture corrosive qu’il a donnée de la société de son temps s’applique parfaitement aux mœurs et à la mentalité des Nouveaux Russes d’aujourd’hui.  On  a pu voir aussi  au Dramthéâtre Les Coccinelles, une pièce intéressante de Sigarev, un auteur  qui a fait ses débuts avec le groupe de Koliada à Ekaterinbourg.  L’histoire est celle d’adolescents qui habitent une petite ville paumée de province, en proie au désarroi devant l’absence de perspectives qui leur sont offertes dans la société russe actuelle… Cela se passe dans un appartement où un mafieux  menace en permanence deux jeunes filles et trois garçons, une situation dont la sinistre banalité risquerait d’ennuyer les spectateurs, si elle n’était vécue avec une belle intensité par de jeunes acteurs  issus de l’Ecole de théâtre de Samara. Cela confirme une constante du théâtre russe qui, depuis la fin du communisme, repose davantage  sur la qualité du jeu d’acteurs que sur l’invention des mises en scène.  Nous avons vu aussi à Samara Le Colonel-Oiseau, pièce de l’auteur bulgare Hristo Boytchev qu’avait montée il y a dix ans pour  Avignon,  Didier Bezace avec Jacques Bonnafé et André Marcon; c’est l’histoire de quelques hommes et d’une femme repliés dans un asile de fous qui reçoivent un colis venu du ciel, c’est à dire pour eux du paradis que représente, à leurs yeux, l’Europe de l’Ouest,  colis en fait destiné  à leurs voisins bosniaques. Ce qui va déclencher chez eux l’idée de se constituer en territoire indépendant. La fable est sans doute un peu mince, quand il s’agit de parler de la folie ou du rattachement de la Bulgarie à l’Europe. C’est en fait aussi toute la question  des identités nationales que l’auteur veut traiter et qui, on le sait bien, préoccupe beaucoup les pays de l’Est, au moment de rejoindre l’union des pays européens. La mise en scène signée par le directeur du théâtre,  est intelligente avec un beau travail de scénographie. Et c’est toujours émouvant de voir un public qui s’habille  pour aller au théâtre, avec ce même  rituel coutumier aux pays de l’Est. Chose plus étonnante, il y a dans la salle de nombreux jeunes gens étudiants ou lycéens et des ouvriers comme des employés; le théâtre a encore, à Samara comme  dans les autres grandes villes de province,  une fonction sociale tout à fait reconnue. Si la routine est le péril qui guette une troupe permanente, en revanche, la stabilité et la sécurité qu’elle assure est un facteur de vie collective. Dans les théâtres que j’ai eu l’occasion de visiter, à Samara, à Tioumen, les comédiens forment une vraie famille car le théâtre en Russie, depuis toujours, est un refuge où l’on oublie les difficultés de la vie réelle ; la scène est le lieu  de la «  vraie vie », une vie de l’esprit trop souvent absente d’une société sans merci. Et ces théâtres permanents subissent moins la tentation de commercialisation des spectacles qui est le fléau des théâtre privés, dits «  théâtres d’entreprise », où avec quelques «  têtes d’affiche » on bâcle des spectacles dont les billets sont à prix d’or pour le public des nouveaux riches. La troupe de Koliada, installée à Ekaterinbourg, est un bel exemple de la pérennité et la noblesse d’une tradition qui préfère la qualité artistique aux avantages matériels.  J’ai été, il y a deux ans, membre du jury du Festival de Tioumen et l’on a  donne le Grand Prix au Revizor monté par Koliada, qui vient d’être invité au Festival Passages de Nancy. Ce Revizor, d’une liberté audacieuse d’interprétation, renouait avec les sources populaires du théâtre de foire et donnait à une œuvre si souvent jouée  la fraîcheur de la surprise et de la nouveauté.

 

A Moscou, au théâtre Maly, qui est le grand théâtre académique, le «  petit » frère  du Bolchoï pour l’art dramatique, nous avons vu Les enfants du soleil de Gorki, un spectacle très controversé du même Adolphe Schapiro, que nous avions rencontré à Samara. La querelle qui divisait la troupe, la critique et le public,  opposait les modernistes et les conservateurs et portait sur l’introduction d’un motif yddish rajouté par Schapiro et qui mettait la pièce dans un contexte auquel Gorki n’avait sans doute pas songé, d’où une contestation non dénuée d’arrière-pensées «  patriotiques ». Cet incident avait pris, d’ailleurs, une telle importance parce qu’il prenait place dans un lieu de culte devenu le symbole même du théâtre russe. Au Maly, même les plus mauvais spectacles font régulièrement salle comble, une salle le plus souvent remplie de jeunes gens endimanchés, qui viennent là comme à l’église. Il est curieux, d’ailleurs, de constater, qu’au cours du temps, les acteurs qui, dans leur jeunesse, ont adhéré aux mouvements d’avant-garde, finissent presque toujours leur carrière au Maly.  J’y ai vu, jadis, les acteurs de Meyerhold et d’Eisenstein, on y applaudit à présent des  acteurs, des actrices qui ont fait leurs débuts chez Vassiliev et sont devenus des « icônes » de ce théâtre d’Etat où l’on ressent encore fortement la nostalgie de l’Empire.

Du « style de théâtre » appliqué au roman

            Loxias            

Loxias | Loxias 18 Doctoriales IV |  Doctoriales

Thierry Bret  :

Du « style de théâtre » appliqué au roman

Résumé

Entre 1880 et 1914, un véritable engouement se déclara en faveur d’un  roman tout entier constitué de dialogues. Sartre, dans un chapitre de Qu’est-ce que la littérature ? dénonça après qu’il eut fait long feu le procédé qui consistait à appliquer au dialogue romanesque la mise en page de la partition théâtrale. Avant les Gyp, Lavedan ou Abel Herman, Renard, avec la sobriété et la subtilité qui le caractérisent, avait usé du procédé, notamment dans Poil de Carotte, pour des effets souvent heureux. Martin du Gard utilisa à nouveau cette technique en 1913, dans Jean Barois, avec un esprit de suite, une ampleur qui fait de ce dernier roman un véritable cas d’espèce.

Index

Mots-clés : agôn , discours direct théâtralisé, drâma, illusion de la présence, temps scénique

Texte intégral

1Dans la troisième partie de son essai Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre soutenait que la littérature romanesque du XIXe siècle n’avait qu’une formule et n’offrait, sous l’apparente diversité de ses masques, qu’un seul visage. Cette formule, c’est celle du réalisme, ce visage, celui du « subjectivisme », – en dernière analyse, celui de l’auteur, homme mûr se racontant. Il en concluait que, « dans une France bourgeoise », aucune autre technique n’avait pu prévaloir, et renvoyait en note l’évocation de certaines de ces tentatives sans avenir. C’est dans les marges de la réflexion de Sartre que va tenter de se loger la nôtre. Le premier paragraphe de la note en question vaut d’être cité in extenso :

Je citerai d’abord, parmi ces procédés, le recours curieux au style de théâtre qu’on trouve à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci chez Gyp, Lavedan, Abel Hermant, etc. Le roman s’écrit en dialogues ; les gestes des personnages, leurs actes sont rapportés en italique et entre parenthèses. Il s’agit évidemment de rendre le lecteur contemporain de l’action comme le spectateur l’est pendant la représentation. Ce procédé manifeste certainement la prédominance de l’art dramatique dans la société policée des années 1900 ; il cherche aussi, à sa manière, à échapper au mythe de la subjectivité première. Mais le fait qu’on y ait renoncé sans retour marque assez qu’il ne donnait pas de solution au problème. D’abord, c’est un signe de faiblesse que de demander secours à un art voisin : preuve qu’on manque de ressources dans le domaine même de l’art qu’on pratique. Ensuite l’auteur ne se privait pas pour autant d’entrer dans la conscience de ses personnages et d’y faire rentrer avec lui son lecteur. Simplement il divulguait le contenu intime de ces consciences entre parenthèses et en italique, avec le style et les procédés typographiques que l’on emploie en général pour les indications de mise en scène. En fait il s’agit d’une tentative sans lendemain, les auteurs qui l’ont faite pressentaient obscurément qu’on pouvait renouveler le roman en l’écrivant au présent. Mais ils n’avaient pas encore compris que ce renouvellement n’était pas possible si l’on ne renonçait pas d’abord à l’attitude explicative1.

2Ratifié par la postérité, le jugement de Sartre ne paraît pas souffrir contestation. Et cette courte étude n’a certes pas pour ambition de réveiller les mânes d’écrivains de second ordre. Sartre cite les noms de romanciers qui ont sans nul doute mérité l’oubli dans lequel ils sont tombés, Gyp, Lavedan, Abel Hermant, associant des écrivains forclos à un procédé lui-même forclos, mais omet de mentionner rien moins, dans l’aire qu’il dessine, que Jules Renard et Roger Martin du Gard. Jules Renard d’abord, dans Poil de carotte (1894), roman de l’enfance dont on sait le succès, Martin du Gard ensuite, dans Jean Barois (1913), roman de l’engagement suscitant aujourd’hui un regain d’intérêt, usent abondamment du « style de théâtre ». Il nous semble que nous ne pouvons aujourd’hui négliger, même sous le couvert d’un « etc. », cet essai de renouvellement de la technique romanesque de la part d’écrivains lus et reconnus.

3 Notre objectif est modeste, circonstancié. Nous l’aborderons en stylisticien amateur, de près et non de haut, en évitant par exemple de parler trop vite de « phénomène d’intergénéricité ». Certains des épisodes dialogués de Poil de Carotte nous serviront de pierres de touche. Concernant Jean Barois, vu l’ampleur du procédé, et dans les limites qui sont les nôtres, notre approche s’attachera avant tout à esquisser une pragmatique des effets de lecture.

4À quelque page ou presque que l’on ouvre Poil de carotte, l’on tombe sur un dialogue calqué sur le mode de présentation du dialogue dramatique. Nous serions là en face d’un cas typique de « contamination » ― ou plutôt face à l’expression réussie, doublement couronnée de succès, d’une double postulation artistique, le roman ayant donné lieu à une adaptation théâtrale qui valut à Renard et à sa créature un « triomphe ». C’est la recette du plein succès à l’époque2 : une pièce tirée d’un livre dont on parle doit assurer la célébrité d’un auteur. La généalogie des deux œuvres est quasi parallèle. Une première version de Poil de Carotte est publiée chez Flammarion en septembre 1894. Mais dès 1893, comme nous l’apprend une note du Journal3, Renard avait envisagé un Poil de Carotte en deux actes. Le projet ne prend toutefois forme qu’après le succès du Plaisir de rompre (1897), première tentative sérieuse de Renard au théâtre. Novembre 1899, Renard soumet la pièce enfin terminée à Antoine, animateur du Théâtre-Libre. La pièce est créée le 2 mars 1900. La centième, le 23 octobre, donnera lieu à un grand dîner. Renard fait paraître en 1902 la version définitive du roman, version augmentée de cinq épisodes, préalablement publiés en revue, à savoir : « Le Pot », « La Mie de pain », « La Mèche », « Lettres choisies » et « Les Idées personnelles ».

5La pièce créée par Antoine est issue pour l’essentiel de trois fragments du roman de 1894, « Coup de théâtre », « Le Programme » et « Le Mot de la fin ». Mais l’intrigue est resserrée autour d’un seul événement, celui qui fait la matière du chapitre « Coup de théâtre ». Dans le roman ce chapitre n’annonce pas qu’un revirement imprévu du héros, il indique aussi le type de mise en forme choisi par l’écrivain. Renard adopte en effet les conventions de présentation du dialogue théâtral. Il divise un petit extrait de la vie familiale en cinq scènes. L’épisode se termine sur un bon mot, un « mot de théâtre » : « Tout le monde ne peut pas être orphelin ». Ce fragment est comme une pierre d’attente dans le processus de transposition dramatique.

6Mais notre intérêt ne porte pas ici sur la façon dont s’opère la transposition du romanesque (nous n’osons dire du « narratif », nous avons vu pourquoi) au dramatique, mais plutôt sur la façon dont le roman (et nous pourrions dire, cette fois, le « narratif ») s’incorpore les signes de la théâtralité. C’est donc comme procédé romanesque, comme le veut Sartre, que le « style de théâtre » retiendra notre curiosité.

7Notons d’abord que le procédé consistant à faire alterner le dialogue du théâtre écrit et les formes traditionnelles de la parole rapportée apparaît d’abord dans L’Ecornifleur (1891), roman qui impose le nom de son auteur4. Renard ne cessera par la suite, dans ses recueils, d’y recourir. Il impose ainsi sa forme à tout ou partie des dialogues de Poil de Carotte. Sa fréquence augmente à mesure que se durcissent les rapports de la mère Lepic avec son dernier-né.

8On a pu dénier à Poil de Carotte le statut de « roman », au prétexte qu’il serait composé de courtes séquences apparemment indépendantes les unes des autres. Seule les lierait l’omniprésence du personnage-éponyme. Poil de carotte ne déroulerait pas le roman d’un personnage ; c’est un « portrait éclaté ». Or le personnage évolue au fil des pages et des épisodes : le temps passe au cours du roman, Poil de Carotte grandit, sachant mieux soudain ce qu’il veut, et partant ce qu’il ne veut plus. Pour la première fois de sa vie en effet, dans « La Révolte », le héros refuse d’obéir et de se soumettre à l’autorité maternelle.

9L’explication passe inévitablement par l’analyse précise des formes de dialogue retenues par l’auteur, par l’analyse de l’interaction entre le comment (les choix stylistiques) et le quoi (l’idée de révolte).

10Selon la coupure plus ou moins grande introduite dans le récit, on distingue traditionnellement les discours direct, indirect et indirect libre. Il faut, dans le cas qui nous occupe, faire une place à une variante du troisième type : le « discours direct théâtralisé ». Le discours direct introduit en principe une double rupture avec la narration : énonciative d’abord grammaticale ensuite, double rupture manifestée typographiquement. Le « discours direct théâtralisé » accentue cette rupture, au point que son émergence peut paraître incongrue, déroutante. Contrairement à ce qui se passe majoritairement dans le roman moderne, où style direct et style indirect tendent à se contaminer, ce mode de présentation affiche l’hétérogénéité des niveaux d’énonciation. La répétition de l’inscription en majuscules du nom des personnages contribue à créer un effet de présence. Cette mention, que nous finissons par ne plus lire, mais que nous ne cessons de voir, au bord de l’œil, détache les personnages du récit qui les faisait vivre, les « autonomise » pour ainsi dire. Elle garantit du même coup, mieux que ne font les guillemets5, l’autonomie de leur parole.

11Par définition ce type de discours est exclu du régime du récit. Doit-on parler d’entorse au contrat de lecture ? Il faut s’entendre : l’apparition de ce « discours direct théâtralisé » n’a pas le sens ici d’un irrésistible « appel » à la matérialisation scénique. Évoquer un conflit « intergénérique » paraît peu pertinent. Les régimes ne sont pas en rivalité ; l’un simplement emprunte à l’autre. Poil de Carotte et sa mère ne sont pas des personnages en peine d’incarnation. Leurs échanges restent tributaires du cadre narratif particulier au sein duquel ils naissent et s’interrompent.

12Le chapitre « La Révolte » offre deux sections : la première, dialogue théâtralisé, met en scène une opposition frontale ; la seconde, dialogue narrativisé, s’attache à souligner les réactions de chacun. Ce n’est pas la première fois que Jules Renard, dans les limites d’un même chapitre, change son mode de narration, son esthétique (voir, par exemple, le chapitre « La pièce d’argent », où, dans les sections II et III, Renard utilise deux genres littéraires différents, une courte nouvelle, une scène dramatique), mais ici il s’agit de deux formes d’insertion du dialogue, correspondant à deux éclairages différents : l’affrontement d’une part, le heurt des volontés ; l’onde de choc d’autre part.

13Le dialogue qui oppose la mère au fils est bref (il n’est que de comparer la longueur respective des deux sections du chapitre) et intense. Cette parole mise en scène, cette parole « dramatisée » au double sens du terme, nous plonge fictivement dans le vif d’une situation. Le mot dramatique (gr. drâma, action) retient l’idée de conflit. Un drame, c’est aussi un événement de caractère douloureux, violent (il peut prendre le sens de « crime », de « catastrophe »). La situation décrite est en un sens une situation « violente ». À noter ici l’absence de didascalies6. Le dialogue ne se prolonge pas en gestes, en attitudes, il est strictement « vocal et proféré ». L’action passe donc par la parole, exclusivement. Elle concrétise les lignes de forces qui s’établissent entre les personnages. Les répliques, s’enchaînant par questions/réponses, sont brèves, tendues, se caractérisant par leur puissance d’impact sur les protagonistes (manière de « stichomythie ») :

MADAME LEPIC : C’est donc moi qui rêve ? Que se passe-t-il ? Pour la première fois de ta vie, tu refuses de m’obéir ?

POIL DE CAROTTE : Oui, maman.

MADAME LEPIC : Tu refuses d’obéir à ta mère.

POIL DE CAROTTE : À ma mère, oui, maman.

MADAME LEPIC : Par exemple, je voudrais voir ça. Fileras-tu ?

POIL DE CAROTTE : Non, maman.

MADAME LEPIC : Veux-tu te taire et filer ?

POIL DE CAROTTE : Je me tairai, sans filer7.

14Tout au long de la scène, Poil de Carotte demeure très calme, maîtrisant parfaitement ses émotions. Il conserve les marques du respect filial. S’exprimant très posément comme le prouvent ses réponses laconiques, et toutes assertives, son refus en reçoit un surcroît de force. Le scandale d’une telle attitude est inédit. L’enfant répond terme à terme à sa mère, lui retourne ses mots : « Tu refuses d’obéir à ta mère / À ma mère, oui, maman » (l’ironie de l’opposition « mère/maman ») ; « Veux-tu te taire et filer ? / Je me tairai, sans filer »8.

15En face de lui Mme Lepic est sous le choc de la surprise et ne semble plus savoir quelle attitude adopter ; elle multiplie les questions sans objet, trahissant son désarroi dans cet entrechoc de mots dépourvus d’efficience : « Comment ! tu n’iras pas au moulin ? Que dis-tu ? Qui te demande ? Est-ce que tu rêves ? » (p. 758) Chacune de ses tentatives successives de se faire obéir se heurte à un refus catégorique de la part de Poil de Carotte dont la résolution, exprimée simplement, sans modalisateurs, sans appuis expressifs, sans la marque d’aucune hésitation, paraît inébranlable.

16Mme Lepic ne comprend pas d’abord le refus de son fils. Elle ne l’interprète pas d’abord comme un refus, elle veut y voir, trompée par une longue habitude, l’expression d’une crainte : « Pourquoi réponds-tu : non, maman ? Si, nous t’attendrons » (p. 758). Une question en forme de raillerie d’abord adressée à l’enfant se retourne contre elle : « Est-ce que tu rêves ? »/ « Voyons, Poil de Carotte, je n’y suis plus » / « C’est donc moi qui rêve ? » (p. 758). La répétition finale de « Veux-tu » (forme par laquelle elle croit rendre « aimable », et donc plus efficace, ce qui est bel et bien un ordre : « Je t’ordonne d’aller tout de suite chercher une livre de beurre au moulin » (p. 758) traduit sa perte de pouvoir – l’inefficience désormais de son « vouloir ». « Par exemple, je voudrais voir ça ! » (p. 758). Formule qui se veut une menace, mais qu’il faut entendre dénégativement : elle ne veut pas voir ce à quoi, justement, elle est en train d’assister

17Si le premier dialogue, affichant les conventions de l’échange théâtral, était d’abord « agonistique », au sens originel de « combat » – les personnages agissant les uns sur les autres au moyen de la seule parole qui est action – le second, qui revêt les formes plus « naturelles » du dialogue en mode récit, présente un caractère « explicitant ». Cette révélation ou épiphanie est celle de « l’intériorité » des personnages, telle qu’elle affleure ou se manifeste au moment de la crise (« Papa, dit Poil de Carotte, en pleine crise… », p. 760). Le discours direct est au reste prolongé par le discours indirect libre : « Si encore elle le dérangeait ! S’il avait été en train de jouer ! Mais, assis par terre, il tournait ses pouces, le nez au vent, et il fermait les yeux pour les tenir au chaud. Et maintenant il la dévisage, tête haute. Elle n’y comprend rien » (p. 759). Le passage semble d’abord afficher des indices de D.I.L (la tonalité exclamative), pour se développer ensuite sous la forme d’un psycho-récit, présentant les sentiments et les pensées du personnage.

18La part prépondérante du commentaire et de la description dans cette section répond à un souci d’expliquer. Le narrateur s’affirme explicitement le « conducteur » du récit : « C’est, en effet, la première fois que Poil de Carotte lui dit non » (p. 759). Il commente, par exemple, l’état d’esprit de Poil de Carotte (« surpris de s’affermir en face du danger, et plus étonné que Mme Lepic oublie de le battre », p. 759) ou l’attitude de grand frère Félix : « Il ne réfléchit point que si Poil de Carotte se dérobe désormais, une part des commissions reviendra de droit au frère aîné ». Il oriente sans discrétion, en narrateur omniscient, le jugement du lecteur, dévoilant le « fond » d’un personnage à l’aide d’une comparaison dont il ne veut pas laisser l’initiative au lecteur : « Hier, il le méprisait, le traitait de poule mouillée. Aujourd’hui, il l’observe en égal et le considère » (p. 759). Les passages descriptifs viennent en relais du commentaire, soulignant la manifestation irrépressible des colères intérieures : « Toutefois, malgré ses efforts, les lèvres se décollent à la pression d’une rage qui s’échappe avec un sifflement ».

19La première section du chapitre, dialogue présenté en « style de théâtre », place le lecteur en position de spectateur. Il assiste, dans un simili direct, à l’éclosion de la « crise ». Cette « révolution9 », dans laquelle se trouve pris l’ensemble des protagonistes, met sans dessus dessous les rapports familiaux. Le narrateur, demeuré par force à distance, recouvre dans la deuxième section l’ensemble de ses prérogatives. Il lui est alors loisible, devant un spectateur redevenu lecteur, d’en souligner les conséquences. Il est donc bien loin, comme le déplorait Sartre, de « renonc[er] à l’attitude explicative ».

20Les deux volets du chapitre « La Révolte » se répondent. Mais les deux formes de présentation du dialogue sont contiguës ; il n’y a pas de contamination. Il en va autrement dans le chapitre suivant, « Le Mot de la fin ». C’est que l’effet cherché est tout autre.

21Le titre « Le mot de la fin » annonce un chapitre dont la matière est un échange verbal, lequel se termine sur un bon « mot » : « Je ne dis pas ça parce que c’est ma mère10 ». Le titre met l’accent sur ce mot final parce qu’il est prononcé par le héros éponyme. Il découle bien sûr d’un titre comme « Le mot de la fin » que le roman est fini11. L’effet de clôture est affiché. Ce qui nous oriente vers la recherche d’une cohérence qui avait pu jusqu’alors nous échapper (pourquoi finir ici et ainsi, sur ce mot ?).

22À la fin du chapitre précédent, Mme Lepic avait abdiqué son autorité. L’exercice de cette autorité désormais incombait au père ; responsabilité dont celui-ci n’avait d’abord su que faire : « Mal à l’aise, il fait quelques pas dans l’herbe, hausse les épaules, tourne le dos et rentre à la maison ». La balle est dans son camp. La longue phrase complexe qui ouvre le chapitre suivant semble avoir pour office de prolonger le suspense :

Le soir, après le dîner où Mme Lepic, malade et couchée, n’a point paru, où chacun s’est tu, non seulement par habitude, mais encore par gêne, M. Lepic noue sa serviette qu’il jette sur la table et dit :

« Personne ne vient se promener avec moi jusqu’au biquiniou, sur la vieille route ? » (p. 760)

23Seul le cadet répond à l’invitation apparemment anodine lancée par le père. La réaction des aînés n’est pas évoquée dans le texte. L’attention se focalise sur le couple père/fils. L’état d’esprit de l’enfant est évoqué en phrases rapides, lapidaires. Elles soulignent sa détermination, son désir d’en « finir ». Il ne répond pas directement à la question que lui adresse le père. Il ne donne pas les raisons de sa conduite dans le cas particulier. Il commence par le plus dur, par l’aveu. Le verbe « avouer » doit ici être pris dans son sens le plus fort. L’enfant n’a pas commis un méfait, il doit avouer un sentiment blâmable, un sentiment « contre-nature ». Un fils en effet ne peut qu’aimer sa mère. Or il confesse ne plus l’aimer12.

24La mise en scène de l’échange se fait, encore une fois, selon un double système. Ou plutôt le système du récit encadre le recours au système dramatique. La mise en place (les quatre premiers paragraphes) s’effectue dans le respect des conventions typographiques de la mise en récit. L’explication proprement dite adopte la mise en page du système dramatique. L’attention se concentre sur les paroles échangées (« avec suffisance » constitue la seule note de régie du passage). Au dénouement, le récit reprend ses droits.

25Que reproche l’enfant à sa mère ?

26L’idée de terminer par un suicide les injustices dont il s’estime la victime lui a traversé l’esprit :

POIL DE CAROTTE : Si pourtant je te disais, papa, que j’ai essayé de me tuer.

MONSIEUR LEPIC : Tu charges ! Poil de Carotte.

POIL DE CAROTTE : Je te jure que pas plus tard qu’hier, je voulais encore me pendre (p. 762).

27Félix et Ernestine jouissent d’un régime de faveur. Ils sont heureux. La conclusion de l’enfant est implacable et tient en une double négation, expression d’une insurmontable fracture : « Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas13 » (p. 763). Nulle hésitation dans les paroles de Poil de Carotte. Sa langue est précise et concise. Les phrases qu’il emploie presque constamment assertives :

POIL DE CAROTTE, avec suffisance : Les affaires sont les affaires, mon papa. Tes soucis t’absorbent, tandis que maman, c’est le cas de le dire, n’a pas d’autre chien que moi à fouetter. Je me garde de m’en prendre à toi. Certainement je n’aurais qu’à moucharder, tu me protégerais. Peu à peu, puisque tu l’exiges, je te mettrai au courant du passé. Tu verras si j’exagère et si j’ai de la mémoire. Mais déjà, mon père, je te prie de me conseiller (p. 761).

28Le père est à l’initiative d’une explication qui a trop tardé. Il est temps en effet pour se « taiseux », cet éternel absent (« Je suis obligé de voyager »), d’écouter et de parler, d’affirmer enfin son point de vue auprès d’un enfant qui lui a toujours gardé sa préférence.

29Il rompt le premier la glace (« Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ? », p. 760), et encourage son fils par ces questions (« À cause de quoi ? Depuis quand ? », p. 761), des marques d’empathie (« Ah ! c’est malheureux, mon garçon ! » ; « Si. J’ai remarqué que tu boudais souvent », p. 761) à pousser plus avant sa confession.

30L’aveu de Poil de Carotte l’embarrasse. Il tente d’abord d’en réduire la portée (« Mais si, mais si, tu oublieras ces taquineries » ; « tu charges », p. 762), accuse son égocentrisme (« Tu te crois seul dans l’univers », p. 762), puis se range au raisonnement de son fils, comme étonné de devoir admettre que cet enfant n’en est plus un : « Vois-tu clair au fond des cœurs ? Comprends-tu déjà toutes ces choses ? ». Son affection se traduit en moqueries tendres, comme « petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes comme une pantoufle » (p. 762). Il lui délivre enfin le fond de sa pensée – âpre leçon pour l’enfant :

MONSIEUR LEPIC : Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que, majeur et ton maître, tu puisse t’affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici-là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi ; tu t’amuseras ; je te garantis des surprises consolantes (p. 763).

31Ce discours injonctif à valeur de conseil prône une certaine forme de stoïcisme face aux mauvais traitements. L’espoir d’un affranchissement est reporté dans un futur lointain. Adulte, Poil de Carotte sera libre de « renier » sa famille, de s’en inventer une autre. M. Lepic s’inclut dans ce discrédit de la famille naturelle, confessant comme en passant ses propres torts. Ce temps d’endurcissement est aussi un temps d’apprentissage, d’observation de la comédie humaine. Il faut apprendre à faire son miel d’une liberté confinée, tout intérieure. Mais de l’endurcissement, sous lequel on se préserve, au durcissement, sous lequel on s’isole, bien ténue est la limite.

32L’échange à l’occasion duquel on passe d’un système de discours à l’autre n’est pas anodin :

POIL DE CAROTTE : Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J’ai une mère. Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas (p. 763).

« Et moi, crois-tu donc que je l’aime ? » dit avec brusquerie M. Lepic impatienté.

33L’importance de l’aveu est soulignée par le brusque changement du mode de présentation. La double indication de voix et d’attitude (« brusquerie », « impatienté ») traduit assez qu’il s’agit d’une parole « échappée ». Suit un portrait du père, du point de vue de l’enfant :

À ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes-d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air de dormir en marche (p. 763).

34L’aveu proféré d’un souffle, le visage se referme, indéchiffrable, tel celui d’un somnambule.

35Le cœur de l’échange, dans ce chapitre, s’offre sous la forme d’un texte théâtral. Chacun des protagonistes s’explique, ou plutôt se révèle à l’autre, sans intervention de l’auteur, sans modalisation – nûment. Le discours de l’enfant affiche les signes d’une personnalité désormais mature :

POIL DE CAROTTE : Ça m’exaspère qu’on dise que je boude. Naturellement, Poil de Carotte ne peut garder une rancune sérieuse. Il boude. Laissez-le. Quand il aura fini, il sortira de son coin, calmé, déridé. Surtout n’ayez pas l’air de vous occuper de lui. C’est sans importance.

Je te demande pardon, mon papa, ce n’est sans importance que pour les père et mère et les étrangers. Je boude quelquefois, j’en conviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t’assure, que je rage énergiquement de tout mon cœur, et je n’oublie plus l’offense (p. 761).

36Poil de Carotte parle de lui à la troisième personne. Il se montre capable de s’envisager, d’envisager son sort, comme s’il s’agissait d’un autre. Il est donc capable d’objectiver sa situation. Il s’appréhende comme il imagine que ses parents le voient, sa mère plus particulièrement. Celle-ci tend en effet constamment à l’infantiliser, ramenant ses souffrances à des « bouderies », des fâcheries « sans importance ». Mais il montre dans son discours qu’il a une vue lucide des choses. Il ne veut plus s’en laisser compter. La pointe virulente de son raisonnement est amenée en douceur par l’expression de la déférence et de l’affection (« Je te demande pardon, mon papa »). Mais la concession est de pure forme ; la réfutation ne craint pas de s’affirmer dans toute sa véhémence (comparer « j’en conviens, pour la forme » à « je rage énergiquement de tout mon cœur », redondance expressive, marquant l’intensité de la souffrance endurée). Forcé de s’expliquer, le père Lepic nous offre un jour rapide sur le fond désespéré de sa nature. On devine qu’il a depuis longtemps, comme il le conseille à son fils, « renonc[é] au bonheur ».

37Ce mode de présentation renvoie au lecteur la responsabilité d’appréhender par lui-même l’évolution du personnage principal, de juger « sur pièces ». À la fin du chapitre, l’insertion de commentaires, le retour des formes traditionnelles du dialogue en mode récit, manifestent la persistance de ce « subjectivisme » que dénonçait Sartre. La discrétion de l’auteur (ses commentaires ne sont jamais développés), voire son effacement (c’est le cas lorsqu’il adopte le « style de théâtre »), ne marquent pas véritablement un souci d’objectivité14. Renard, majoritairement, épouse le point de vue du héros (voir, par exemple dans le passage, le portrait du père). Il se refuse cependant à l’expliquer15. Il fait de nous les témoins privilégiés de ses pensées, de ses sentiments, de ses actions. Il évite autant que possible de « parasiter » la parole des personnages qu’il nous montre, faisant par exemple, dans les deux scènes qui nous occupent, un usage fort restreint des didascalies16. Renard soutient la gageure, en dosant ses interventions comme ses silences, d’un équilibre subtil entre « objectivisme » et « subjectivisme », pour rester dans les termes du dilemme sartrien.

38C’est un défi d’une tout autre ampleur que s’impose Martin du Gard. La théâtralité s’affiche chez lui tout au long d’un texte abondant, qui en devient, par force, « bavard ». L’enjeu et les risques dépassent ici en portée les  emprunts parcimonieux, dosés, auxquels se livre Renard.

39 Jean Barois17 est une monographie. Nous y suivons en effet la vie d’un homme, le héros éponyme, de son enfance à son « crépuscule », titre du dernier chapitre. C’est la donnée de maints romans « naturalistes ». Cependant cette vie n’est pas « une vie » quelconque, exemplaire du fait même de sa banalité, puisque c’est celle d’un « intellectuel engagé », à la tête d’une revue militante, Le Semeur, et plongé dans le vif des crises de son temps, en l’espèce le contexte de l’affaire Dreyfus (1894-1906) et de la loi de Séparation de l’Église et de l’État (1905). La « continuité » de cette vie de combats nous est offerte sous le mode du discontinu, au moyen d’un montage de scènes (montage abrupt, cut, pourrait-on dire) presque entièrement dialoguées.

40Dans Poil de Carotte, Renard use d’un mode de présentation mixte des dialogues. Le dialogue théâtralisé demeure chez lui dans la dépendance du système narratif. C’est apparemment la réalisation du choix inverse qu’offre le roman de Martin du Gard : le dialogue théâtralisé y a la prééminence sur le récit. Le récit (entendons : les indications scéniques, portraits, descriptions, contenus de pensée…) est au service du dialogue. Non que la part du récit, quantitativement, soit inférieure à celle dévolue aux échanges18, mais la configuration typographique de la page (choix de cinq caractères d’imprimerie différents, texte disposé en deux colonnes, texte narratif en retrait par rapport au texte dialogué), à laquelle, du moins pour l’édition de 1913, Martin du Gard avait scrupuleusement veillé, met en exergue la partie dialoguée. De sorte que les notations escortant les parties dialoguées créent visuellement l’impression de constituer, comme l’indique Bernard Alluin, « un simple texte d’accompagnement » (p. 88).

41Martin du Gard s’est expliqué sur un choix qui tournait alors à l’idée fixe19 :

Quand j’ai commencé à écrire, mon goût pour le théâtre était encore si vivace que je n’ai pu me dérober entièrement à cette attirance. Instinctivement, j’ai cherché un compromis. Le romancier, pensais-je, doit s’effacer, disparaître derrière ses personnages, leur abandonner la place, et les douer d’une vie assez puissante pour qu’ils s’imposent au lecteur par une sorte de présence, comme s’imposent au spectateur les êtres de chair qu’il voit se mouvoir, qu’il entend converser, de l’autre côté de la rampe. Or, j’avais constaté, en lisant des pièces modernes, que cette intensité de vie, conférée aux personnages de théâtre par l’incarnation qu’en font les acteurs, pouvait presque être obtenue à la simple lecture, pour peu que le dialogue fût d’un naturel parfait, (ce que n’étaient pas toujours les dialogues écourtés et stylisés des romans) ; pour peu, en outre, que les détails de mise en scène, les mouvements, les gestes, les expressions de physionomie, et même certaines intonations des personnages, fussent notés avec une précision assez suggestive20.

42Ce dernier adjectif traduit au mieux l’objectif d’un romancier jaloux de la prégnance du spectacle théâtral. Relevons en passant un paradoxe : c’est en s’efforçant vers plus de « naturel » que le dialogue romanesque gagnera en « intensité de vie », nous dit en substance Martin du Gard. Pourtant, comme chacun sait, rien n’est moins « naturel », rien n’est plus stylisé que le dialogue théâtral. Au théâtre, on parle toujours « trop bien ». Sans remonter aux tragiques grecs, à Shakespeare ou à nos classiques, songeons seulement qu’au moment où Antoine échoue à imposer un théâtre naturaliste, un théâtre « tranche de vie », s’imposent sur scène les noms de Claudel, Jarry, Rostand…

43Martin du Gard vise donc à créer un « illusionnisme » qui n’aurait « presque » rien à envier à celui qu’est censée, du moins dans sa forme traditionnelle, engendrer la performance théâtrale. Le texte romanesque ainsi offert appelle un « théâtre mental », un « spectacle dans un fauteuil », – pièces de théâtre destinées, selon le vœu de Musset, à être lues dans un fauteuil, à part soi ; formule qui est pour nous celle du cinéma.

44À cette illusion de la « présence » concourt aussi l’appareil narratif. Le style impressionniste, nominal, asyndétique, de ces notations, associé à l’utilisation systématique des formes du présent, qui ont la vertu de restaurer le procès dans sa pleine force projective, dans tout l’impondérable de son cours, nous ferait « presque » croire au miracle d’une prise directe avec l’événement. Le choix du présent pour accréditer le simulacre de la « présence » à soi et au lecteur du personnage, prépare, renforce, l’expérience semble-t-il « réelle » du temps de la parole théâtralisée.

45Ce temps scénique doit aussi s’appréhender en liaison avec la mise en scène de l’espace, avec l’architecture des lieux de parole. À chaque scène en effet, son décor, son climat, sa « dramaturgie ». Les lieux choisis s’offrent tantôt dans leur confinement comme boîte à « cris et chuchotements », tantôt dans leur agrandissement comme « espace public », forum. Dans la première partie du roman, dévolue au récit  de l’émancipation familiale et professionnelle de l’individu Jean Barois (« L’Anneau », La Chaîne », La Rupture » constituent dans l’ordre les titres des trois dernières sections), s’impose une dramaturgie des lieux de l’intime : une cellule derrière la sacristie, la chambre de Jean, la chambre à coucher des époux, le salon des Pasquelin, une salle de classe, une chambre d’hôtel. Seule résonne au dehors la longue et importante conversation de Jean avec l’abbé Joziers. Ils empruntent « le raccourci du cimetière », qui bientôt se rétrécit, précisent les notes narratives, établissant une proximité propre semble-t-il à l’expansion d’une parole libre. C’est devant une plaine où « s’étend un blé naissant21 » que les deux hommes se séparent, consommant leur « rupture ». La partie intermédiaire du roman nous ouvre des lieux d’opinion, ayant pour coulisses le monde et ses bruits : la maison de Jean, à Paris, où se retrouvent, dans l’ordre d’entrée  en scène, Barois, Harbaroux, Cresteil, Zoeger, et Portal, soit la future équipe de rédaction du Semeur ; une brasserie du boulevard Saint-Michel, la maison de Wolsmuth qui présente trois chambres en enfilade, et dans laquelle Jean reçoit la révélation que l’arrestation de l’officier Dreyfus est décidément une « affaire » ; les bureaux du Semeur, la salle de cours d’assises du procès Zola, la salle du procès de Rennes, l’intérieur du Palais du Trocadéro où le conférencier Barois est en vedette. Dans la dernière partie du roman, la parole, après s’être agrandie aux dimensions du monde, replie ses ailes, se resserre dans les limites de l’entretien privé, retombe au chuchotement. Le ton et le registre sont donnés d’entrée de jeu, avec la réapparition de l’abbé Josiers s’annonçant au domicile parisien de Jean Barois. Les lieux de parole insensiblement se rétrécissent : le jardin de Luce, après qu’on a célébré le transport des cendres de Zola au Panthéon, le logement de Barois, son bureau de directeur du Semeur, où se déroule la dernière joute d’idées du roman, l’appartement de Luce, la parloir d’un couvent, la vieille maison de Barois enfin, lieu de l’ultime agôn – l’agonie. 

46Cette recherche de l’illusionnisme sert évidemment le thème du roman. Jean Barois est un roman d’idées. Le débat est à la fois le « sujet » et le principe d’organisation, de structuration, du roman, mais aussi, du côté du lecteur, un objectif. Ce texte en tension a pour fin la mise sous tension du lecteur. N’oublions pas que les débats dont le roman se fait l’écho étaient encore vifs au moment de sa parution22. La notion de l’agôn, de l’affrontement, notion « dramatique » par essence, est au cœur du roman. La théorie des jeux peut nous aider à comprendre ce qui se joue dans l’agôn dramatique. Caillois, dans sa classification des jeux, oppose deux « catégories fondamentales » : la catégorie de l’« Agôn » et celle de l’« Alea ». Il définit ainsi la première :

Tout un groupe de jeux apparaît comme compétition, c’est-à-dire comme un combat où l’égalité des chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans des conditions idéales, susceptibles de donner une valeur précise et incontestable au triomphe du vainqueur23.

47Ne semble-t-il pas que des scènes comme celle reproduisant un moment des débats qui se tinrent, le 17 février 1798 indique une didascalie, dans la salle du Palais de Justice lors du procès Zola ressortissent peu ou prou du « groupe de jeux » dont parle Caillois ?  Le « jeu » a ici ses règles, rappelées par le M. Le Président ; ses adversaires et leurs équipiers : le général de Pellieux, délégué par l’état-major, et par tout le camp anti-dreyfusard, contre maître Labori, le bouillant défenseur de Zola. Mais ici les dés sont pipés. Il n’y a pas « égalité des chances » : il y aura donc deux vainqueurs, un vainqueur déclaré, un vainqueur moral. La scène opposant un Barois âgé à Dalier, d’abord, jeune recrue du Semeur dont l’athéisme militant le choque, puis à Grenneville et Tillet, deux normaliens, deux béjaunes, tenants de la morale traditionnelle, peut aussi s’appréhender comme « jeu ». Barois, revenu de « l’affaire Dreyfus », est rompu à toutes les joutes. Pour qu’il y ait équilibre semble-t-il, il admet deux adversaires, comme au jeu d’échecs, le maître accepte de « donner la réplique » à une paire de mazettes. Mais le dernier coup, le dernier mot, lui revient.

48Le dispositif adopté par Martin du Gard « théâtralise » le conflit, les choix tactiques, les avancées et les reculs des protagonistes. De proche en proche, du conflit conjugal au conflit national, le monde dans lequel Barois engage sa parole est le « théâtre » de rivalités sans cesse renaissantes. Voyez, par exemple, en quels termes est présentée, en jouant sur le double sens du mot « drame » (évoquant jusqu’à l’effet de « pathétique » qu’un spectacle tragique réussi doit censément provoquer), l’affaire Dreyfus. C’est Barois qui parle, lisant devant Woldsmuth, journaliste et ami, l’article qu’il projette de publier au moment de l’ouverture du procès de Rennes (août 1899) :

Il ne nous reste plus, aujourd’hui, que le souvenir d’avoir vécu un drame historique à nul autre comparable ; un drame à milliers de personnages, joué sur la scène du monde, et d’un intérêt si pathétique et si universel, que toute la nation, puis autour d’elle toute la civilisation, est venue y prendre part. Pour la dernière fois sans doute, l’humanité divisée en deux masses inégales, s’est heurtée au front : – d’un côté, l’autorité, qui n’accepte le contrôle d’aucun raisonnement ; – de l’autre, l’esprit d’examen, superbement dédaigneux de toutes préoccupations sociales24.

49Dans Jean Barois le débat est appréhendé dans toutes ses dimensions : dans la sphère privée et professionnelle d’abord, avec la triple opposition Jean / Cécile, Barois / l’abbé Joziers, Barois / le directeur du collège Venceslas ; dans la sphère publique ensuite, avec la création du Semeur et l’engagement de la rédaction dans le camp dreyfusard ; dans la sphère intime, personnelle enfin, avec le débat terminal sur la « bonne » mort. Certes le dialogue théâtralisé, en dépit d’un jeu typographique supposé le favoriser, ne couvre qu’une part de ses débats. Il est concurrencé par d’autres formes de discours, ou plutôt il s’inscrit dans un dispositif où jouent d’autres formes du discours. Elles recouvrent ce qu’à l’époque la critique nommait les « documents », autrement dit les lettres qu’échangent les protagonistes, des extraits de presse, une note testamentaire, des fragments de journal intime. L’hétérogénéité de ces « discours », manifestée par les choix de mise en page, ne fait que traduire l’hétérogénéité des opinions.

50Dans le dernier chapitre de la dernière partie du roman, « Crépuscule », le débat s’offre sous l’espèce d’une confrontation des tableaux de la « bonne » mort. Cette ultime controverse a pour pivot (section IV) un dialogue tendu, rapporté sous la forme théâtrale usuelle, entre l’abbé Lévys, confesseur de Barois, et Marc-Elie Luce, vieil ami de Barois, venu visiter ce dernier gravement malade. Le thème en est encore une fois le conflit de la raison avec la foi, et l’affolement crépusculaire de Jean, revenu à Dieu, contrairement à son vieux camarade qui affirme devant l’ecclésiastique vouloir mourir comme il a vécu. De part et d’autre de ce dialogue sans aménité nous sont donnés à lire des « documents ». La section II25 est constituée d’extraits du journal intime de l’abbé Lévys, journal de la conversion de Jean. La section V nous invite à lire une lettre de Woldsmuth à Jean, relatant les derniers instants de Luce. L’épilogue de cette lettre nous permet de mesurer tout ce qui sépare désormais le héros mourant de ses vieux camarades de lutte :

 « Voilà ce que je voulais vous écrire, mon cher Barois, parce que je sais que cette mort peut vous faire du bien, comme à moi. Elle nous console de toutes les choses mauvaises que nous avons rencontrées sur notre chemin.

« J’ai la certitude, après avoir vu mourir Luce, que je n’ai pas eu tort d’avoir foi en la raison humaine26.

51La section IV, par laquelle se clôt le roman, rend compte, non sans ironie, de la mort de Jean. Le récit y est prépondérant, interrompu par les ultimes paroles de Jean, qui délire, et par la lecture d’une note testamentaire, retrouvée dans un cartonnier, par laquelle le soussigné Jean Barois, dans la pleine force de l’âge, entendait protester par avance « contre ce que [lui-même] pourrai[t] penser ou écrire à la fin de [s]on existence27 »…

52Renard, après le triomphe de Poil de Carotte, continua, toujours en faisant alterner les modes de présentation, à pratiquer ce que nous avons nommé, faute de mieux, le dialogue théâtralisé, mais dans des recueils que l’on peut difficilement faire entrer dans la catégorie du roman. Malgré le succès rencontré par Jean Barois, Martin du Gard abandonna le « roman dialogué ». De peur de lasser le lecteur dans une entreprise au long cours et d’« appauvr[ir] considérablement ses moyens28 » en usant exclusivement du présent, il revint, avec Les Thibault, aux formes traditionnelles de la parole rapportée, non sans tirer profit de l’expérience de Jean Barois29.

53Jules Renard comme Martin du Gard crurent innover, et, au moins pour le second, renouveler la technique romanesque. Le procédé chez Renard, appliqué à des formes brèves, relève d’une volonté de « simplicité », véritable hardiesse au moment où, dans l’atmosphère « fin de siècle », les esprits sont portés à la recherche. Il prête la parole à des personnages « autonomisés », mais paradoxalement peu loquaces, à des personnages « coincés ». Mû par la vaste ambition d’écrire le roman d’une génération, Martin du Gard met en scène des « bavards » impénitents, – des intellectuels. Le procédé du « style de théâtre » fait que l’on peut croire à la responsabilité personnelle de chacun des intervenants. Mais l’écrivain échoua à faire vivre durablement le greffon, à imposer le concept d’une théâtralité romanesque, au sens où l’on parle par exemple aujourd’hui de théâtralité cinématographique. Son abandon par Martin du Gard scella semble-t-il définitivement le sort du « style de théâtre » appliqué au roman.

Dominique Blanc, comédienne

La douleur à Blanc

Dominique Blanc, comédienne, retrouve avec La Douleur, un texte longtemps oublié par son auteur-même Marguerite Duras, les planches et Patrice Chéreau. Nadja Pobel

La douleur à Blanc

par FRANÇOIS CAU

LUNDI 30 MARS 2009

LECTURES

La rencontre avec celui qui est un fil rouge de sa carrière est un hasard. Dominique Blanc était en classe libre au cours Florent, où Patrice Chéreau était professeur. Depuis, ils se sont trouvés, perdus de vue, retrouvés, mais jamais séparés. Trois pièces de théâtre et deux films plus tard, les voici réunis par La Douleur. «C'est moi qui suis revenue vers lui, on a décidé d'une lecture à deux, cherché des textes puis il a trouvé celui-là pour lequel j'ai eu un coup de foudre immédiat». Ce ne devait être l'histoire que d'une ou deux lectures données l'année dernière, c'est désormais un spectacle qu'elle va emmener partout avec un bonheur non dissimulé. Chéreau n'est plus à ses côtés sur scène, La Douleur est devenu un monologue, une première pour lui comme metteur en scène, une première pour elle comme comédienne ; «il faut être très rigoureux, je me sens en liberté surveillée, c'est à la fois inquiétant et merveilleux» confesse-t-elle. Pour ce saut dans l'inconnu, elle ne cherche pas facilité, se confrontant à un texte qui n'a rien de théâtral et qui a même longtemps été gommé de la mémoire de son auteur. C'est l'éditeur Pol Otchakovsky-Laurens qui décide de publier ces notes que l'écrivain a retrouvé dans les années 80 griffonnées sur ses cahiers d'écolière. Durant quelques jours de 1945, Duras, déguisée malgré elle en Godot, a écrit furieusement l'attente de son mari déporté à Dachau, Robert Antelme. Il y a cinq ans, déjà, lors de son dernier passage au théâtre, Dominique Blanc incarnait une Phèdre torturée, déchirée par son amour pour Hippolyte. Elle portait le poids du monde sur ses épaules comme Marguerite tente de se maintenir debout face à la barbarie et au silence forcé de l'aimé. Il n'est cette fois-ci plus question de hasards pour Dominique Blanc : «Je pense que les gens m'imaginent plus volontiers dans des rôles comme ceux-là que dans des comédies musicales avec des claquettes. Mais il ne faut pas désespérer, ça peut changer. J'aime ce métier pour les changements radicaux qu'il procure et toutes les métamorphoses qu'il peut engendrer. Chaque fois qu'on me propose quelque chose auquel je ne m'attends pas, ça me plait énormément».Une autre femme

Au cinéma, loin de se cantonner à des genres trop attendus, elle tente des expériences chez Wargnier, Malle, Bonello, Deville, Belvaux («La Trilogie, un film mal sorti et pourtant une aventure cinématographique unique») et bien sûr Chéreau. En février, elle fut aux côtés du plus OVNI des duos de cinéastes français : Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, pour leur seconde réalisation après Dancing. C'est d'ailleurs en voyant ce film que Dominique Blanc a eu l'envie de travailler avec eux. Ils écrivent pour elle une adaptation, une «réponse» même dit-elle, de L'Occupation (devenue L'Autre au cinéma) d'Annie Ernaux, une femme qui se veut libre dans son couple mais déraille lorsque son homme prend une maîtresse. «Marguerite Duras comme Annie Ernaux sont des féministes majuscules, dans le sens le plus noble, je me plais énormément en leur compagnie. C'est tout à fait passionnant de travailler avec des gens qui vous élèvent». Passionnant et gratifiant car Dominique Blanc est, avec Isabelle Adjani et Nathalie Baye, l'une des trois actrices à posséder quatre César. Mais c'est surtout cet automne, à la Mostra de Venise, qu'elle a reçu sa plus belle distinction, internationale. Wim Wenders et son jury l'ont estimée meilleure comédienne de la sélection de cette moisson pour L'Autre et la voici qui succède à Cate Blanchett. «C'est une émotion fantastique. Et c'est un succès aussi pour le film, pour le rôle».Une autre Histoire

Alors ? Théâtre ? Cinéma ? «Je viens du théâtre, je suis contente d'y revenir mais j'ai la chance d'être demandée au cinéma. Mon objectif est de continuer à faire les deux tant que je peux, c'est un luxe inouï». Lorsqu'il est question de l'importance de jouer un texte engagé comme La Douleur, qui pallie à l'amnésie ambiante sur l'Histoire récente, Dominique Blanc glisse bien volontiers que le théâtre est un des derniers lieux de résistance intellectuelle, un endroit, presque le seul, où il n'y a pas de pause publicitaire, où il est possible de réfléchir librement sur un texte ou une interprétation. Cela lui semble d'autant plus nécessaire lorsqu'elle constate, cynique, que «la culture se porte de moins en moins bien car on sait bien les méfaits qu'elle produit sur les gens».La douleur

Jeudi 2 avril à 20h, à l'Hexagone (Meylan)

Alil Vardar raconte les secrets de sa réussite, du Clan des divorcées à 10 ans de mariage

par Myriam Fleuret le 23 février 2014

Le Clan des divorcées, La Belle, la blonde et la nympho, 10 ans de mariage , Alil Vardar enchaîne depuis 2004 les pièces à succès. Auteur, comédien, propriétaire de théâtres et producteur, il a remis au goût du jour un café-théâtre décomplexé qui remplit ses salles avec une certaine insolence dans un contexte morose, entraînant dans son sillage admiration et jalousie. Originaire d’une famille albanaise réfugiée politique à Bruxelles, il incarne la réussite autodidacte et redonne foi dans la culture comme ascenseur social. Actuellement en tournée en France avec 10 ans de mariage, il nous a accordé un entretien lors de son jour de relâche pour nous raconter son parcours et nous annoncer au passage la programmation de sa prochaine création, Familles recomposées, cet été à Avignon et en octobre à Paris. Tout aussi captivant que prolixe, Alil Vardar nous a donc dévoilé quelques secrets de sa réussite…

« Mon frère voudrait racheter la France et moi je voudrais dormir la nuit ! »

Tout part de Bruxelles. J’étais très jeune, j’avais 23 ans, je sortais de l’armée. Je viens d’une famille immigrée type avec un faible niveau d’études. Vous savez, cette chair à chantiers Bouygues. Je le dis toujours, j’aurais dû passer ma vie à porter des sacs de ciment. Mais je sentais que quelque chose poussait en moi, quelque chose qui me disait : « Toi, tu ne vas pas faire les chantiers longtemps, ça va bouger. »

Le Clan des divorcées - afficheJe voulais aller vers l’artistique. Mais à l’époque, c’était un peu comme si je disais que j’allais faire un tour sur la lune. C’était aussi peu probable. La première fois que je suis entré dans un café-théâtre pour demander du boulot, l’endroit était tenu par la sœur de Salvatore Adamo. On m’a dit : « Allez la rejoindre, elle est en coulisses ». Mais moi, les « coulisses », je ne savais pas ce que c’était. Je ne savais rien. J’ai fais des erreurs, j’écrivais mal. Mais « à cœur vaillant rien n’est impossible ». J’ai démarré dans une émission télé qui recherchait de jeunes comiques. Je ressemblais alors à tout sauf à un humoriste. Je sortais des commandos, j’avais une tête de tueur, j’étais taillé comme un roc. Pourtant, j’ai gagné. La réussite artistique est l’ascenseur social le plus extraordinaire au monde. Un Belge sur quatre m’a découvert dans cette émission. Et surtout j’ai compris que la culture était un moyen de s’en sortir. Avec ce petit succès télé à 25 ans et une émission de radio quotidienne que j’animais, j’ai eu l’idée – la charnière de tout – d’acheter la salle dans laquelle je me produisais : quoi qu’il arriverait, on ne pourrait pas m’empêcher de jouer chez moi. Ça ne coûtait rien à l’époque. Je l’ai payée avec mes cachets. Mon frère et moi n’avons jamais été aimés. Simplement parce nous avions un cursus différent et qu’on ne nous connaissait pas. On dit bien que « la peur naît de l’ignorance ». Comme on n’était pas trop mauvais, ça a marché. On a ouvert la même chose à Liège, puis à Charleroi. J’avais un rayonnement national. Ce sont des années fastes. A cette période, j’ai mis ma carrière entre parenthèses pour produire d’autres humoristes. Je m’occupais plus de télé et de radio. Vous savez, la Belgique, c’est tout petit. Etre star en Belgique, c’est comme être star à Dijon.

« Mon frère et moi décidons alors d’aller voir de l’autre côté de la frontière. »

On se sépare des salles qu’on a en Belgique. On va à Toulouse et on rachète un café-théâtre. Et là, j’apprends l’humour français. J’essaie de comprendre pourquoi Un air de famille a autant marché. Je décortique les pièces des autres. Alors que la salle tourne bien, sort de ma main gauche Le Clan des divorcées. A partir de ce moment, tout est multiplié par 300. On se retrouve avec 5 000 places vendues à l’avance. C’était énorme pour Hazis et moi. Mon frère, qui est beaucoup plus clairvoyant me dit : « Maintenant, on va à Paris. » On débarque en août 2004 dans une espèce de « no man’s land », rien La Blonde, la belle et la nympho - affichene marche réellement au théâtre. La comédie est presque devenue ringarde au profit du one-man-show. C’est l’ère d’Arrête de pleurer Pénéloppe et le début de J’aime beaucoup ce que vous faites. Ma pièce est prise au Temple, chez Jacques Dahan qui m’avait repéré au Festival d’Avignon. Mais, même si le Clan est alors auréolé d’un certain succès, je ne suis pas à l’abri d’une déprogrammation. Je vends ma maison dans le Sud de la France et j’achète la Comédie République. Très peu de gens le savent mais c’est moi qui ai vissé tous les fauteuils. Je n’avais plus les moyens de payer qui que ce soit pour le faire. J’étais surendetté. On ouvre le mardi 24 octobre 2004. A partir du vendredi, c’est complet ! C’est la déferlante. Les gens viennent, viennent, viennent… De plus en plus. On ne savait plus où mettre les spectateurs. On a fait des chiffres totalement insolents pour une salle de 200 places. On faisait jusqu’à cinq séances le samedi ! Je commençais à 14h, je finissais à minuit, c’était surréaliste ! Il nous fallait une plus grande salle. On créé la Grande Comédie, rue de Clichy, 400 places. Je fais autant de séances qu’à la Comédie République, sauf que la salle est deux fois plus grande ! Puis on apprend que le Palace est à vendre. Je ne connais rien à l’histoire des lieux. Quand je découvre l’endroit, je vois un trou béant de 3 000 m2 dans Paris. Avec mon albanitude pragmatique de mec de chantier, je me dis que ça ferait un beau théâtre. Là, financièrement c’est beaucoup trop gros pour nous alors on s’associe à mes anciens patrons de radio en Belgique avec qui j’avais gardé de très bonnes relations, la famille Lemaire. Evidemment, toute cette histoire vue de l’extérieur, deux mecs que personne ne connaît… Les gens ne comprennent plus. Hazis et moi, on est Keyser Söze ! Tout le monde se demande qui sont ces truands du théâtre !

« On a juste été des garçons courageux au moment où le milieu était en plein doute. »

On est arrivés dans un système poussiéreux avec notre force qui est l’honnêteté. Mais on avait nos méthodes. Nous sommes les premiers à avoir compris que nos places allaient se vendre sur internet par exemple. Je savais que l’ère de la vieille guichetière désagréable était finie et que les gens allaient un jour réserver de leurs téléphones. On a été très bons là-dedans. Et puis un détail avait échappé à tout le monde, sauf au public. C’est que j’avais du talent. Tous se demandaient où était l’embrouille. Je peux compter sur les doigts d’une main les producteurs et directeurs de théâtres qui sont venus me voir, alors que je suis le mec qui a fait le plus d’entrées en France ces dix 10 ans de mariage - affichedernières années. Il n’y a pas beaucoup de métiers où avec « rien » – un texte c’est juste 60 pages – vous pouvez toucher deux cent mille personnes par an. J’ai remis au goût du jour le travestissement sur scène et, involontairement, un style de jeu qui ne se faisait plus.Les gens avaient envie de ça. On est passé de corsaires à barons. Nous sommes devenus très fréquentables. Mes pièces passent à la télé, j’ai de quoi racheter des théâtres et prêter de l’argent à tous ceux qui vont mal. Le théâtre est un endroit de liberté totale. Le théâtre, c’est quelqu’un qui monte sur une table et qui parle à un public, qui lui joue une scène de la vie, dramatique, lyrique ou comique. Pourquoi faudrait-il un système, des règles, une segmentation ? On me dit que je fais du théâtre populaire, mais ça ne veut rien dire. Moi-même je vais voir des spectacles qui ne sont pas drôles du tout. Je lis des choses qui n’ont rien à voir avec ce que j’écris. Le Repas des fauves, c’est bon ! Les Monologues du vagin, formidable ! Voilà des pièces intéressantes ! Je n’ai pas de racisme culturel. Quelqu’un qui fait du chant lyrique, des claquettes, des sketchs… a tout mon respect, parce que monter sur scène, c’est tellement difficile ! Et convaincre des gens de venir vous voir, c’est encore plus difficile ! A 44 ans, je n’ai aucune aigreur sur le métier. Peut-être parce que j’ai brillé vite. Je me suis battu mais je n’ai pas ramé longtemps. J’ai eu une bonne étoile. Vous ne choisissez pas le spectacle vivant. C’est une condamnation, agréable, mais une condamnation quand même.

Le théâtre citoyen de l’émotion

Posted by Thomas Bleton on dimanche, juillet 26, 2015 · Leave a Comment

Olivier Chapelet

Olivier Chapelet est comme une aiguille dans une botte de foin. Parmi les 1300 spectacles du OFF, cette immense jungle du théâtre à Avignon, le directeur du Théâtre Actuel et Public de Strasbourg met en scène son spectacle Bérénice d’après la pièce de Racine, à la Caserne des pompiers. Une aiguille ou encore un morceau d’or pur dans le sable du grand ouest américain tant la réflexion d’Olivier Chapelet est dense, riche et intéressante. Son interview nous permettra d’explorer autant les aspects matériels de la production d’un spectacle dans le off que d’avoir un aperçu de la réflexion que peut avoir un metteur en scène au sujet de sa pièce.

À la terrasse d’un petit café dans une rue ombragée d’Avignon, je m’assois face à Olivier Chapelet, luttant contre le bruit redondant des camions de passage, pour poser ma première question.

Au tout début de votre spectacle, vous avez distribué une feuille de salle, ce qui est rare dans les spectacles du off, dans laquelle vous semblez insister sur l’importance de l’alexandrin dans la pièce. Dans quelle mesure l’alexandrin est une sorte de langage et comment avez-vous travaillé sur cette langue ?

L’alexandrin est la première des choses à digérer avant même la mise en scène. Il faut respecter des règles. Le premier travail consistait en ce que tout le monde parle la même langue. C’est un langage poétique et non quotidien. De plus, chaque comédien a sa façon de prononcer l’alexandrin. Nous avons travaillé ensemble, avec un professeur de diction, pour mettre en commun ses règles, pour parler un unique et même langage. Ses règles permettaient de savoir où mettre l’accent tonique pour rendre le langage naturel.

Un langage naturel avec des règles : ce n’est pas paradoxal ?

Non, car l’on entend la musique du vers. Le sens vient de l’écoute et non de l’accent mis sur certains mots. La compréhension arrive progressivement. La musicalité du vers fait ressortir des choses importantes, il y a des échos, des répétitions dans l’écriture poétique. C’est un travail d’école que l’on a fait : comment faire des pauses là où il faut ? Si l’on fait une césure à l’hémistiche en permanence, une monotonie s’installe et l’on ne comprend plus rien.

Y-a-t-il un lien entre la musicalité de ce langage et la musique choisie pour la pièce ?

Nous n’avons pas fait de lien particulier entre la musique et le texte. En revanche, j’ai voulu du Oud, qui nous transporte au moyen orient, rempli de sensibilité et de féminité. Il y a une tension avec la percussion, plus virile. C’est aussi un moyen de souligner la tension entre Titus et Bérénice.

Et en même temps, Titus est aussi un personnage doux, un personnage ambivalent ?

Oui c’est un homme qui aime. C’est un personnage qui souffre, qui est dans un débat intérieur entre le respect de la tradition et son amour personnel. Il y a une fragilité de Titus.

J’ai voulu travailler sur le sensible, dans une langue universelle. Le texte aborde des thèmes contemporains, la liberté, la politique, l’amour. L’aspect moderne a consisté à supprimer la grandiloquence de l’alexandrin. D’un autre côté, je craignais aussi l’intimisme, la confidence, le sit-com, surtout avec la grandeur de la salle. Tout engage l’être entier : dès que l’énergie est présente, l’importance du sens et l’aspect tragique ne sont pas supprimés. La pensée doit être active, il faut que le comédien développe cette force-là. Je m’appuie d’ailleurs énormément sur les comédiens et sur le texte. Je leur demande d’être authentiques. Ils sont plus fragiles et l’énergie comme la sensibilité apparaissent.

On dit souvent que Bérénice est une pièce sur rien, qu’il n’y a pas d’action ou d’événement. Etes-vous d’accord avec cette vision ?

Il n’y a effectivement que de la pensée mais cette pensée est une énergie. Titus ne cesse de se répéter : je l’aime, je la quitte, je l’aime. Ou encore Bérénice : j’ai peur, je n’ai pas peur. Il faut qu’il y ait une énergie qui soit développée dans l’interprétation. Un exemple : lorsque Bérénice dit « Si Titus est jaloux, Titus est amoureux », ce n’est pas à prononcer à la manière d’un Marivaux, à la légère. Si Titus est jaloux, donc il est amoureux, donc je ne suis pas perdu, sinon je ne tombe pas : c’est cela que pense Bérénice. C’est donc un vers crucial sur l’état de Bérénice et la relance de l’action.

Les comédiens sont toujours présents sur scène, en dehors de l’espace de jeu. Pourquoi cette particularité ?

Je trouve que le théâtre est un art magnifique de la simplicité. On sait que c’est faux mais on croit que c’est vrai. Dans des grands théâtres, on voit les comédiens qui sont là. On voit un miracle lorsque la comédienne revient sur sa chaise, boit, réfléchit et que lorsqu’elle se relève, en pénétrant sur l’espace de jeu, se transforme soudainement en actrice. C’est ce passage de l’actrice au personnage qui est intéressant. Il est aussi important que les comédiens se voient jouer entre eux, cela incite à la réflexion.

Justement, comment travaillez-vous avec les comédiens ? Votre spectacle est-il en modification permanente suite aux reprises après les spectacles ?

Ce n’est pas de la modification permanente, c’est du recadrage. Un soir, pendant une représentation dans laquelle le ton était beaucoup trop confidentiel, intimiste, les comédiens pensaient avoir très bien joué. Ils se sont très bien sentis. C’est pour ça qu’il y a des metteurs en scène. Ce qui se passe sur le plateau, ce que les comédiens ressentent sur le plateau, ce n’est pas ce qu’on ressent dans le public. En revanche, hier, les comédiens avaient le trac. Ils ont pourtant été très bons. Un d’eux m’a confié qu’il s’était battu en permanence pendant toute la représentation. C’est justement cette force-là, à savoir, le combat de l’individu qui cherche à trouver son personnage que je recherche. Et cela donnait l’impression que rien n’était facile et qu’il faut se battre pour les obtenir. C’est exactement ce que je leur demande.

En tant que metteur en scène vous semblez beaucoup vous centrer sur le travail avec les comédiens.

Je dis souvent que s’il n’y a pas ces deux piliers importants que sont les comédiens et le texte, le théâtre boîte. Je n’ai pas les moyens de me focaliser davantage sur la scénographie. Je ne suis pas metteur en scène d’opéra. Même en tant que spectateur, j’accorde de l’importance à la façon dont le comédien fait passer l’émotion. Non qu’il doive la ressentir réellement, même s’il triche : il peut pleurer et nous non. Or, il faut que ça soit nous qui pleurions.

Néanmoins, vous travaillez également sur les rapports d’espace et donc sur la scénographie. Le décor de Bérénice consiste en un demi-cercle de bandes de tapis séparées, en forme de triangle, en proportion diverse.

J’adore les rapports d’espace car ils sont également porteurs de sens. Pour Bérénice, le décor originel est un terrain en pente : les lignes tendent vers Bérénice, une bille placée en haut suit la rainure et roule vers Bérénice. Ou encore, lorsque Titus regarde du bas de la scène, les colonnes, son passé et qu’il s’interroge, on sent qu’il est écrasé par ce poids qu’il porte sur les épaules. Je parle de graphisme aussi. Les rapports d’espace symétrique, se rapprochant et s’éloignant. Tout cela est porteur de sens et nous renseigne : comment sont-ils éloignés ou rapprochés l’un de l’autre. En même temps je ne veux pas verser dans le formalisme. Les alexandrins sont très libres. De plus, les comédiens ne prennent pas des places pour prendre des places. Il y a un dépassement qui est justifié : lorsque le personnage veut s’échapper par exemple, il se déplace. Il s’agit aussi d’occuper l’espace plus simplement. À Avignon, il est plat. Les comédiens doivent toujours éviter d’être parallèle aux gradins, sinon ça devient plat. J’aime bien le dos au théâtre, cela permet d’apporter un autre point de vue pour le spectateur. La scénographe a voulu couper des bandes de tapis de dance. Les costumes peuvent se refléter dessus. Ces bandes permettent d’améliorer le relief de la scène.

Bérénice est un spectacle qui date de trois ans. En tant que metteur en scène vous avez déjà plusieurs créations à votre actif. Vous parlez souvent d’alternance entre des pièces classiques et des pièces contemporaines : pourquoi cette alternance ? Y a-t-il une logique ou est-ce un simple hasard ?

J’aime ces allers-retours, fruit du hasard au début. J’aime voir comment les auteurs du présent se nourrissent du passé. C’est mon cœur qui me dit quoi choisir, je n’ai pas de thème de prédilection. Souvent j’ai été capté par des pièces dans le passé et que je revisite aujourd’hui. Lorsque je visite une pièce classique j’y vais avec une démarche non foklore. Lorsque Tartuffe nous plaît c’est que la pièce nous parle encore aujourd’hui. Il y a donc une modernité déjà présente dans le texte. Soit nous montions Bérénice avec les toges, soit en nous conformant à l’époque de l’écriture, soit de manière intemporelle ; c’est cette dernière, l’intemporalité, que nous avons choisi. Je m’empare de la pièce parce qu’elle m’intéresse sensiblement. Je cherche à faire ressortir cette émotion. Je compare souvent le théâtre au montage du cinéma : on peut monter un plan, une scène et la rater ou la réussir magnifiquement bien. Parce qu’on joue sur le temps, les contrastes. Il y a une phrase de Reverdy que j’aime beaucoup : la poésie naît du rapprochement de deux réalités contraires. Je travaille beaucoup la dessus, cela nous arrive en permanence dans la vie quotidienne : d’un coup on se laisse cueillir alors qu’on était en train de rire et ensuite ça ne va plus du tout. Travailler l’émotion, ça rassemble, ça parle à tout le monde. Ce n’est pas réservé à une élite. Je fais d’ailleurs un synopsis de la pièce avant le début du spectacle.

Cela me rappelle le théâtre populaire de Vilar. Que pensez-vous du Festival d’Avignon ? Est-il toujours dans la lignée de Vilar ou s’adresse-t-il plutôt à une élite ?

C’est une thématique complexe. Avignon est un lieu d’expérience et pour que l’art avance, il doit être bousculé. Je suis sur une ligne intermédiaire. On ne doit pas faire du théâtre simplement intellectuel et élitiste, que peu de gens comprendront. C’est d’ailleurs, il me semble, la patte du directeur actuel Olivier Py. Sa programmation a l’air intéressante. Les précédentes étaient plus sur une ligne de fracture. Mais je ne suis pas un révolutionnaire du théâtre, un grand penseur, je suis davantage un ouvrier. Il y a beaucoup de metteurs en scène qui se servent du texte, qui jouent trop. Qu’ils écrivent leurs propres textes mais qu’ils ne viennent pas dénaturer Shakespeare ou quoi que ce soit. Il faut une forme d’équilibre. Bousculer les choses parce que cela va donner un éclairage sur un sens du texte ou de la pièce, mais ne pas bousculer pour simplement bousculer, ce qui est parfois le travers des personnes plus égocentriques. Il ne faut pas oublier que c’est de l’argent publique.

Pensez-vous alors que le théâtre a gardé un rôle politique ? Quel pouvoir a le théâtre dans la société ?

C’est la tarte à la crème à laquelle je suis confronté en tant que directeur du théâtre. Si on regarde les statistiques, il y a un 4 ou 5 % de gens intéressés par le théâtre et encore, ils sont allés à une pièce en un an. Donc c’est toujours les mêmes types de personnes qu’on retrouve dans les gradins. J’emploierais un autre terme : il y a un rôle citoyen du théâtre, plus que politique. C’est celui de l’art en général. Il faut une éducation progressive pour apprécier une œuvre quelconque. Cela implique un changement de point de vue, un apprentissage et donc un esprit critique. C’est cet esprit critique qui est important pour la démocratie. Le fait de côtoyer l’art et la possibilité que cet art soit expliqué, ça c’est fondamental. Je suis à la tête d’un théâtre public. On essaye de sortir de nos salles : on a joué Bérénice dans un lycée technique en quadrifrontale, sans décors, dans l’atelier de réparation de poids lourds. Et cette pièce, qu’on a jouée deux fois, a laissé un souvenir important, elle a donné lieu à une discussion pour montrer que le théâtre est pour eux aussi. L’émotion permet aussi d’atteindre cette universalité. On n’a pas besoin de scénographie pour faire comprendre quelque chose. Une force se développe à partir du simple comédien qui est assis. Je trouve que dans mon parcours, je suis trop sage, trop respectueux, j’ai envie de modifier la donne dans les années qui viennent, de sortir de l’establishment, du côté bourgeois, en faire aussi pour les autres. Pas les faire venir au théâtre mais venir à eux.

Cela implique d’avoir les moyens à disposition. Comment avez-vous réussi à monter un spectacle à Avignon ?

C’est une foire internationale du théâtre. Comme un parc d’exposition, une jungle. On vient pour vendre le spectacle, pour faire des tournées. J’ai engagé des chargés de diffusion qui sont des personnes clefs. Ils exercent un travail sur le moyen terme, pour convaincre les gens, pour montrer un plan de spectacle. Avignon, c’est aussi le grand marché du théâtre en France. En tant que directeur du TAPS, j’appartiens au réseau des théâtres de villes qui est un réseau important. Il y a beaucoup de diffuseurs qui viennent. Mais tout cela ne couvrira pas les 65 -70 000 euros de frais engagés : le personnel, les salaires, les charges, la location de la salle, le transport et le déchargement. Heureusement, nous avons des financements de la ville de Strasbourg, un accord avec le maire. Je peux utiliser les moyens du théâtre dans une fourchette confortable pour produire mes spectacles. Nous avons de plus les financements des organismes parapublics comme Région Alsace ainsi que les fonds propres de la compagnie. Enfin, on prévoit entre 4000 et 7000 euros de recettes pour 15 représentations. Tout cela permettra finalement de couvrir les frais. C’est un grand pari Avignon, j’espère que cela marchera. C’est cette dynamique, le fait que chaque représentation compte, qu’elle peut être bonne ou mauvaise, qui me motive à faire mon métier.

Nous avions déjà une bonne heure derrière nous mais les cigales chantaient toujours. Olivier Chapelet, avec son café sans sucre, m’avait fait oublier leur chant monotone.

Entretien réalisé par Thomas Bleton

Bulle Ogier: «Au théâtre, je m’invente, j’échappe au cliché»

L’actrice chérie de Jacques Rivette, de Barbet Schroeder et de Marguerite Duras a le génie du décalage. Elle joue «Un amour impossible» de Christine Angot, au Théâtre populaire de La Chaux-de-Fonds, mardi et mercredi. Conversation avec une écorchée neigeuse

 Partager  Tweeter  Partager

L’allure de Bulle Ogier. Ses yeux de voyance, ses bottines d’amazone des villes, son air de mutinerie qui vous happe. On ne sait plus comment ça a commencé. Quand Bulle est apparue vraiment. Mais depuis un demi-siècle, la comédienne est de toutes les fugues qui marquent. Dans sa jeunesse, elle intimidait parfois ses partenaires. Sur La Salamandre, le film d’Alain Tanner, Jean-Luc Bideau raconte que ni lui ni Jacques Denis n’osaient approcher ce corps voyou, tant il était tentateur et dangereux. Marguerite Duras, qui la chérissait sur les planches ou devant sa caméra, disait: «Bulle, ce n’est pas la Nouvelle Vague, c’est le vague absolu.»

L’amour d’une mère

Dans l’oreille, la voix de Bulle justement, pas vague du tout, une de ces matinées où le pôle Nord s’invite à Paris où elle s’emmitoufle, comme à Genève d’où on l’appelle. Elle vous parle d’Un amour impossible, l’histoire de Christine Angot et de sa mère Rachel. Dans ces pages passe le spectre d’un mari aimé et d’un père qui abuse de tout, de la confiance, de l’ardeur, du printemps de sa fille. L’auteur de L’Inceste a adapté son récit pour les planches. Bulle Ogier joue Rachel, Maria de Medeiros est sa fille. La metteuse en scène Célie Pauthe, une farouche qui sait où elle va, a réglé ce face-à-face à Besançon, puis à Paris, avant la reprise au Théâtre populaire romand de La Chaux-de-Fonds, mardi 13 et mercredi 14 février.

Pascale Ogier comme un ange

On imagine Bulle Ogier dans son repaire parisien. Son mari, le cinéaste Barbet Schroeder, rôde pas loin. Sur un guéridon, des livres en équilibre. Aux murs, beaucoup de tableaux – sa mère était peintre. Et encadré, le texte que Marguerite Duras a écrit dans Libération pour saluer la si libre Pascale Ogier, fille unique de Bulle, décédée à 25 ans, le 25 octobre 1984. Un jour, Bulle Ogier a raconté à Libération justement qu’au théâtre, au moment des saluts, elle finissait toujours par discerner dans la salle une jeune fille souriante aux cheveux noirs. «Pendant un court instant, je pense: «Tiens, Pascale est venue, ce soir. Elle aurait pu me prévenir.» C’est très bref.»

Vous écoutez Bulle Ogier et la marée remonte, en douce. Vous la revoyez, passante dans le vent glacé de Rêve d’automne, cette déchirure bouleversante signée Patrice Chéreau en 2010 sur un texte de Jon Fosse. Vous repensez à ses lunettes fumées et à sa silhouette d’hermine, façon Sunset Boulevard, dans Les Fausses Confidences. C’était Marivaux aiguisé en 2014 par ce papillon de Luc Bondy, à Paris encore. C’était leste et hautement troublant. Alors Bulle, si on parlait du métier de vivre?

Abonnez-vous à cette newsletter

Votre adresse mail

Coups de cœur

À VENIR. Livres, films, séries, expos, spectacles: nos coups de cœur

 exemple

Le Temps: Que faut-il pour que vous acceptiez un rôle?

Bulle Ogier: Il faut que j’aie vu un spectacle du metteur en scène, qu’il m’ait donné envie. Quand c’était Patrice Chéreau, Luc Bondy ou Claude Régy, je n’avais pas d’hésitation. La demande d’un maestro est une joie. Célie Pauthe, en revanche, je ne connaissais pas. Mais je savais qu’elle avait monté La Maladie de la mort de Duras, avec Valérie Dréville, une comédienne que j’aime. Je me suis dit qu’il fallait la rencontrer. Nous sommes allées ensemble à Paris écouter Christine Angot qui lisait son texte Conférence à New York. Et je l’ai aimée tout de suite, Célie Pauthe. A l’instinct. Elle m’a dit aussi que Christine adapterait elle-même Un amour impossible. Ça m’a convaincue.

«Parce que j’incarnais Rosemonde, une ouvrière, tout le monde pensait que j’étais Suisse et que j’avais vécu des choses difficiles. Alors que j’avais grandi dans le XVIe arrondissement à Paris.»  (forum films)(EPA/QUIQUE GARCIA)

Et Christine Angot, la connaissiez-vous?

Nous nous sommes croisées un jour chez Yohji Yamamoto à Paris. Nous avions toutes les deux flashé sur une paire de bottes rose vif. Mais il n’en restait plus qu’une. Nous les avons essayées. Le lendemain, je suis retournée au magasin pour dire que je laissais la préséance à Madame Angot. Le vendeur m’a dit que je pouvais les prendre, parce que finalement nous n’avions pas la même taille. C’est futile, mais c’est le genre de rencontre qui vous lie. Parce que c’est intime.

Vous aviez lu ses livres?

Oui, beaucoup, parce que mon mari était fou de cette littérature. J’avais lu L’Inceste, La Petite Foule, Sujet Angot, Le Marché des amants. Mais pas Un amour impossible. Ce texte est différent, je l’ai trouvé émouvant. Le rôle de cette mère était magnifique. Je n’ai mis qu’une condition: il fallait que Christine l’adapte vite pour me laisser le temps de mémoriser. Parce qu’à mon âge, ça devient difficile.

Qu’avez-vous fait le premier jour des répétitions avec Célie Pauthe et Maria de Medeiros?

Christine était là, avec nous, autour d’une table. Nous avons lu le texte, elle a enlevé des mots, ajouté des phrases, comme Marguerite Duras qui était toujours très impliquée dans les spectacles.

On rapproche parfois Marguerite Duras de Christine Angot. Se ressemblent-elles?

Je ne dirais pas ça. Toutes les deux parlent d’elles, mais pas de la même façon. Christine écrit à la première personne, elle considère que ce «je» est le «je» de tout le monde, que c’est un «je» habitable. Elle est plus directe que Marguerite. Mais face aux acteurs, elles ont la même attention à la parole, à sa musique, à la nécessité de couper, de changer la place d’un mot.

Qu’est-ce que raconte ce spectacle?

Un amour maternel et joyeux. Dans le récit, le père, Pierre, est présent. Dans la pièce, Christine l’a fait disparaître. Mais il hante la mère et la fille abusée. Devenue adulte, cette dernière questionne: «Pourquoi tu n’as rien dit? Pourquoi tu n’as rien fait? As-tu vu d’ailleurs ce qui se passait?» Elle enquête, ça prend un tour dramatique, mais ça finit dans la lumière, à cause de leur amour.

Avez-vous rencontré Rachel?

Oui, elle est venue voir le spectacle deux fois. Elle a souri, je lui ai mis des fleurs dans les bras. C’est une femme qui a beaucoup de classe, très belle encore. On comprend comment elle a pu séduire Pierre, ce bourgeois qui n’aimait pas les juifs.

Impossible de ne pas penser à votre fille Pascale?

Oui, mais c’est difficile d’en parler. Parce qu’elle est partie tellement jeune. Dans la pièce, nous traversons une vie. Au début, j’ai 26 ans, à la fin 84. Mais c’est vrai, jouer le rôle de cette mère magnifique est éprouvant, pour les raisons que vous dites. Ça peut vous esquinter, surtout quand on reprend après une longue interruption, comme c’est notre cas, à Maria et à moi.

A 15 ans, je n’imaginais pas que je serais comédienne. Pas du tout. Je voulais être journaliste pour rencontrer des gens

Vous n’avez pas été élevée par votre père, avocat, mais par votre mère, artiste. Qu’a-t-il pensé de votre choix d’être actrice?

Il n’a pas aimé, en tout cas pas le théâtre que je pratiquais avec Marc’O, un ami d’André Breton, qui pensait que la musique faisait partie du jeu, qui avait une vision anarchique de la création, incroyablement stimulante et rigoureuse. Mon père a écrit une lettre pour que je ne porte pas son nom. Mais ça m’était égal. J’étais très proche de ma mère.

A 15 ans, comment voyiez-vous votre vie?

Je n’imaginais pas que je serais comédienne. Pas du tout, mais pas du tout. Je voulais être journaliste pour rencontrer des gens, parce que je ne voyais personne, à part ma mère, ma famille Ogier, les bonnes sœurs.

Quand vous vous êtes tournée vers le théâtre, qui vous inspirait?

Je ne connaissais rien, à part Gérard Philipe, Jean Vilar et le Théâtre national populaire. Quand je me suis mise à travailler comme apprentie actrice, à 20 ans, j’ai vu beaucoup de films américains. J’étais fascinée par les acteurs de l’Actors Studio, Natalie Wood notamment. Et j’allais beaucoup au Théâtre des Nations à Paris, à la découverte d’artistes étrangers, le Berliner Ensemble de Bertolt Brecht et de son épouse Helene Weigel. Là, j’ai commencé à comprendre ce qu’était un acteur. J’étais avide de tout, de la libération prônée par le Living Theatre des Américains Julian Beck et Judith Malina, de l’étrangeté magnifique du théâtre nô et kabuki. Ces spectacles, c’était mon école.

«La Salamandre» et Alain Tanner vous révèlent en 1971. A partir de là, vous serez l’égérie des cinéastes les plus raffinés, Jacques Rivette, Barbet Schroeder, Daniel Schmid, un autre Suisse, Marguerite Duras… Qu’évoque pour vous «La Salamandre»?

«Je joue une mère, un rôle magnifique mais qui peut vous esquinter.»  (Elisabeth Carecchio)

Le film m’a fait connaître, pas seulement en France, en Belgique et en Suisse, mais un peu partout. Il représentait l’esprit post-68. Il est devenu un emblème de ça. C’était curieux. Parce que j’incarnais Rosemonde, une ouvrière dans une usine de saucisses, tout le monde pensait que j’étais Suisse et que j’avais vécu des choses difficiles. Alors que j’avais grandi dans le XVIe arrondissement à Paris.

Le cinéma vous accapare très vite, mais vous n’avez jamais renoncé aux planches. Pourquoi?

Parce que le théâtre est un exercice physique. J’aime ce côté sportif. Ma crainte dans les années 1970-1980, c’était de me figer dans une certaine image au cinéma, qu’on me confie toujours le même type de rôle. De cela, je ne voulais pas. Alors, quand Jean-Louis Barrault m’a proposé en 1975 de jouer dans Des journées entières dans les arbres, de Marguerite Duras, je n’ai pas hésité. Au théâtre, je pouvais composer, inventer, comme dans Les Fausses Confidences avec Luc Bondy où j’ai proposé de porter des lunettes noires à la Peggy Guggenheim et de boire du whisky.

Quel est le livre que vous offrez?

Oblomov de l’écrivain russe Ivan Gontcharov, un classique du XIXe. J’adore ce roman, ce personnage d’Oblomov qui a décidé de vivre sur son divan. Je suis fascinée par cette position de refus, dont la nature nous échappe. Est-elle philosophique ou existentielle? Ou s’agit-il seulement de paresse?

Avec le temps, qu’est-ce qu’on gagne?

J’ai de plus en plus peur. Je me souviens de Madeleine Renaud dans Savannah Bay de Marguerite Duras. Nous jouions ensemble et Madeleine, qui avait tant de métier, qui avait joué tous les rôles, me disait: «Ma petite, j’ai tellement peur, tellement peur…» Ça m’étonnait. Aujourd’hui, je comprends.

«Un amour impossible», La Chaux-de-Fonds, L’Heure bleue, ma 13 et me 14 à 20h15. www.tpr.ch/saison/

«La Salamandre», La Chaux-de-Fonds, Centre culturel ABC, di 11 à 17h30, présentation de Bulle Ogier. abc-culture.ch/events/events/view?id=668

«Un acteur, voyez-vous, est fait de talent et de chance»

De Bulle Ogier, le metteur en scène Claude Régy a dit que c’était «une force sans contour net. Une transparence avec un centre de gravité très fort.» Dans Libération encore, il précisait ainsi sa pensée: «Elle a ce don, sans parler, sans écrire, sans même jouer, de donner à voir l’invisible.» Cela pourrait être une définition de la présence. Elle est là, juste là, et dans son sillage, tout est là aussi. Marc’O, son professeur en théâtre dans les années 1960, Marguerite Duras plus tard, Patrice Chéreau, Luc Bondy ont chéri cette vibration, cet archet écorché à l’improviste. Mais elle, que retient-elle de ces maîtres du détail?

Vous avez joué pour Patrice Chéreau dans «Le Temps et la Chambre» de Botho Strauss au début des années 1990, dans «Rêve d’automne» en 2010. Que vous a-t-il appris?

Il était lui-même un grand acteur. Comme metteur en scène, il était d’une précision implacable, au centimètre près. Il n’autorisait aucun laisser-aller. Au cinéma, avec Jacques Rivette, j’étais beaucoup plus libre, je pouvais improviser. Patrice cherchait le moment exact.

Avec Claude Régy, vous avez joué «L’Eden Cinéma» de Marguerite Duras en 1977. C’est un maniaque du détail, lui aussi, non?

Chaque soir, il était dans la salle pour assister à la représentation, s’assurer que nous respections ses intentions à la virgule près. Travailler avec lui était parfois douloureux. Il peut dire des choses blessantes d’une voix impassible, c’est sa méthode un peu sadomaso de guider les acteurs. Et quand il sort du théâtre, il est tout content.

Vous avez été très fidèle à Luc Bondy, depuis «Terre étrangère» d’Arthur Schnitzler en 1984 jusqu’aux «Fausses Confidences» en 2014, en passant par «John Gabriel Borkman» d’Ibsen en 1993 au Théâtre de Vidy. Comment s’est noué ce lien?

Je me souviens, j’étais à l’étranger pour un tournage et j’apprends que Luc Bondy cherche une actrice pour jouer Génia dans Terre étrangère. J’avais lu le texte de Schnitzler, j’étais folle de ce rôle, mais j’étais loin. A mon retour à Paris, j’apprends que Luc n’a pas trouvé sa Génia. C’est ainsi que j’ai travaillé avec lui. Un acteur, voyez-vous, est fait de son talent, de son imagination et de la chance. J’ai eu beaucoup de chance.

Luc Bondy et Patrice Chéreau: qu’est-ce qui les distinguait?

Luc était tout le temps sur scène pour jouer les rôles. Il pouvait passer à l’improviste d’un personnage à l’autre et ces bifurcations le faisaient rire. Il riait beaucoup. Patrice, lui, était comme un chef d’orchestre, il était sur le plateau et il dirigeait tout avec son index. Les deux travaillaient leur matière jusqu’à la dernière minute de l’ultime répétition. Luc pouvait changer toute une scène la veille de la première. L’un et l’autre aspiraient au tableau parfait, c’est-à-dire la vérité de l’instant.

A toute allure

1939 Bulle Ogier naît à Paris, de son vrai nom Marie-France Thielland. Sa mère est peintre, son père avocat.

1963 Elle fait ses débuts au théâtre dans «Le Printemps», spectacle de Marc’O, son mentor, un artiste qui va la former.

1971 Elle joue Rosemonde dans «La Salamandre» d’Alain Tanner, aux côtés de Jean-Luc Bideau et de Jacques Denis. Ce film la révèle. Désormais, elle enchaîne les tournages, pour Jacques Rivette, Daniel Schmid, Barbet Schroeder, son mari, etc.

1984 Sa fille Pascale meurt à 25 ans.

1999 Elle pique dans «Vénus beauté» de Tonie Marshall.

 

2014 Elle est merveilleusement excentrique dans «Les Fausses Confidences» de Marivaux, avec Isabelle Huppert, sous la direction de Luc Bondy, l’un de ses «trois Suisses chéris» avec Barbet Schroeder et Daniel Schmid.

1947 - 1963

Pendant 17 ans, le Festival reste l'affaire d'un seul homme, d'une seule équipe, d'un seul lieu, et donc d'une seule âme. La volonté de Jean Vilar est de toucher un public jeune, attentif, nouveau, avec un théâtre différent de celui qui se pratiquait à l'époque à Paris : "Redonner au théâtre, à l'art collectif, un lieu autre que le huis clos (...) ; faire respirer un art qui s'étiole dans des antichambres, dans des caves, dans des salons ; réconcilier enfin, architecture et poésie dramatique".

Jean Vilar s'attache une troupe d'acteurs qui viendra chaque mois de juillet réunir un public de plus en plus nombreux et de plus en plus fidèle. Ces jeunes talents, ce sont Jean Negroni, Germaine Montero, Alain Cuny, Michel Bouquet, Jean-Pierre Jorris, Silvia Montfort, Jeanne Moreau, Daniel Sorano, Maria Casarès. Gérard Philipe, déjà célèbre à l'écran, les a rejoints en 1951 ; il en est resté le symbole, avec ses rôles fameux du Cid (Corneille) et du Prince de Hombourg (Kleist).

Le Festival devient le fer de lance du renouveau théâtral français. Il éclaire et conforte d'autres expériences d'animation théâtrale conduites alors par les pionniers de "la décentralisation" (Jean Dasté à Saint-Étienne, Maurice Sarrazin à Toulouse, Hubert Gignoux à Rennes, André Clavé à Colmar). C'est en province que l'art théâtral se renouvelle par l'action de metteurs en scène, chefs de troupe, envoyés par l'État en mission dans ce qui était tenu, à l'époque, pour un désert culturel. Et Avignon devient autant le rendez-vous de ces pionniers que l'événement culturel de l'été.

L'expérience d'Avignon doit donc se pérenniser ; il convient de donner une scène permanente à Vilar. En 1951, Jeanne Laurent, directrice des Spectacles au secrétariat d'Etat aux Beaux-Arts, qui avait encouragé Vilar avant 1947 et soutenu financièrement la "Semaine d'Art", sait qu'Avignon a réussi, que la politique de décentralisation a conquis un nouveau public. Un comité interministériel voulait un rapport sur le théâtre national ; elle propose qu'il soit consacré au théâtre populaire ; ce qui était possible en province devait l'être pour Paris et sa banlieue. Le comité, sensible à la détermination de Jeanne Laurent, lui donne son accord. C'était le 17 juillet 1951. Elle prend immédiatement le train pour Avignon et propose l'aventure à Vilar. Il hésite, consulte la troupe, finit par accepter. La veille de l'enterrement de Jouvet, il est nommé officiellement directeur du Théâtre national de Chaillot qu'il rebaptise du nom donné par Gémier : Théâtre national populaire. L'équipe d'Avignon sera le noyau du TNP.

 

Jusqu'en 1963, TNP et Festival ont un seul et même "patron" qui s'appuie sur le travail de militantisme culturel hérité de l'esprit d'après-guerre pour attirer un public nouveau. La démarche s'est orientée vers les associations, les mouvements de la jeunesse, les comités d'entreprises, beaucoup d'amicales laïques... Des milliers de jeunes envahissent la ville, dorment dans des campings, chez l'habitant ; on ouvre des écoles pour les héberger ; dans le verger Urbain V, des débats, des dialogues, des lectures sont organisés ; treize pays participent aux premières Rencontres internationales de jeunes organisées par les Centres d'Entraînement aux méthodes d'éducation active (CEMEA) et le Centre d'échanges artistiques internationaux (CEAI).

L'administration et la troupe qui s'organisent à Paris présentent en Avignon des spectacles qui feront date : Lorenzaccio, Dom Juan, Le Mariage de Figaro, Meurtre dans la cathédrale, Les Caprices de Marianne, Mère Courage, La guerre de Troie n'aura pas lieu...

Et chaque été, au Palais des papes, c'est une liturgie, un rituel, une "communion" qui se déroule.

1964 - 1979

Jean Vilar est lui-même le premier conscient que ce rituel risque aussi de se changer en routine. D'autres personnalités du théâtre s'affirment également en France. Enfin, le directeur du TNP est las de cumuler des fonctions écrasantes ; il quitte le palais de Chaillot, en 1963, pour se consacrer au Festival d'Avignon, qu'il soumet à une interrogation incessante. Il invite d'autres metteurs en scène : Roger Planchon, Jorge Lavelli, Antoine Bourseiller. De nouveaux espaces scéniques sont nés, le Cloître des Carmes en 1967, le Cloître des Célestins en 1968. Il ouvre le Festival à d'autres disciplines artistiques : la danse dès 1966, avec Maurice Béjart et Le Ballet du XXe siècle ; le cinéma en 1967 avec la projection en avant-première de La Chinoise de Jean-Luc Godard dans la Cour ; le théâtre musical enfin, avec Orden mise en scène par Jorge Lavelli. Le public continue de grossir, et la ville est envahie.

Dès lors, le Festival est plus difficile à maîtriser. De nouvelles générations en témoignent. Ainsi en 1968, Jean Vilar est-il dans la tourmente. La vague de la révolte étudiante de mai 1968 atteint le Festival et conteste son père fondateur. La confusion des esprits est à son comble et Jean Vilar, pourtant si ouvert au dialogue avec la jeunesse, en souffrira irrémédiablement. Il est emporté par une crise cardiaque en 1971.

C'est Paul Puaux, témoin et acteur de l'aventure, qui poursuit l'entreprise Vilar.

Pendant les années soixante-dix, la Cour d'honneur est confiée aux hérauts de la décentralisation, les héritiers du TNP vilarien : Georges Wilson, Antoine Bourseiller, Marcel Maréchal, Gabriel Garran, Guy Rétoré, Benno Besson, Otomar Krejca. Cloîtres et chapelles sont devenus d'autres lieux d'aventure ; une autre esthétique s'affirme avec des partis pris nouveaux comme Einstein on the Beach de Bob Wilson, Méphisto d'Ariane Mnouchkine, La Conférence des oiseaux de Peter Brook ou encore les Molière d'Antoine Vitez. ; Lucien Attoun, critique militant, propose son Théâtre Ouvert où, dès 1971, de jeunes metteurs en scène (Jean-Pierre Vincent, Bruno Bayen, Jacques Lassalle) mettent en espace, avec peu de moyens, des textes contemporains (Rezvani, Rufus, Gatti...), avant de proposer le "Gueuloir" où les auteurs eux-mêmes sont invités à présenter leurs textes.

La Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, ancien monastère du XIVe siècle, situé de l'autre côté du Rhône, trouve une nouvelle vocation et devient le Centre international de recherches de création et d'animation (CIRCA) ; lieu de résidence pour les artistes (dont Cunningham en 1976), elle organise aussi des expositions, des concerts et propose chaque été dans le cadre du festival, des Rencontres internationales.

Parallèlement au Festival, s'est créé un hors festival : le "off", regroupement épars de compagnies d'abord locales (André Benedetto, Gerard Gélas) puis de jeunes équipes venues des quatre coins de France (Gildas Bourdet, Bernard Sobel...) désireuses de toucher le public du Festival. Sans pour autant avoir été sélectionnées et invitées par la direction du Festival, elles veulent participer à ce qui devient la grande fête estivale du théâtre, rendez-vous incontournable des professionnels et du public amateur de théâtre.

1980 - 2003

En 1980, le Festival est à un nouveau tournant de son histoire. Géré par une régie municipale, il n'est pas subventionné par l'État. Il doit être modernisé et professionnalisé pour faire appel à la nouvelle génération des créateurs. Paul Puaux passe la main ; il fait appel à un plus jeune administrateur : Bernard Faivre d'Arcier, qui pendant cinq ans s'attachera à ces objectifs.

Désireux de se consacrer à l'histoire de l'aventure vilarienne, Paul Puaux crée la Maison Jean-Vilar.

Le Festival conquiert son indépendance de gestion. L'État rentre au sein de son conseil d'administration. L'équipe d'organisation est développée pour faire face aux contraintes d'une gestion moderne et à des exigences techniques de plus en plus sophistiquées. Le dispositif de la cour d'honneur est transformé, pour accueillir le Théâtre du Soleil, la troupe d'Ariane Mnouchkine avec ses Shakespeare : la Nuit des Rois, Richard II.

La nouvelle génération du théâtre comme de la danse fait une entrée en force : Daniel Mesguich (Le Roi Lear), Jean-Pierre Vincent (Les Dernières nouvelles de la peste de Bernard Chartreux), Georges Lavaudant (Les Céphéïdes de Jean-Christophe Bailly), Jérôme Deschamps (Les Blouses), Manfred Karge et Matthias Langhoff (La Cerisaie, Le Prince de Hombourg), Philippe Caubère (La Danse du diable), Pina Bausch (Kontakthof, Walzer, Nelken), Jean-Claude Gallotta (Daphnis et Chloé, Yves P), Maguy Marin... etc. Le Festival devient l'une des plus vastes entreprises de spectacles vivants. Symbole du changement, l'affiche est désormais confiée chaque année à un plasticien différent.

Vilar avait ouvert le Festival à la danse au cinéma puis au théâtre musical. Bernard Faivre d'Arcier l'ouvre aux nouvelles formes et propose notamment en 1984 une vaste confrontation du " vivant et de l'artificiel " à travers une exposition, des rencontres, des débats.

En 1985, Alain Crombecque, ancien directeur artistique du Festival d'Automne, prend les rênes d'Avignon pour huit ans. À la confiance accordée à sa génération théâtrale, il ajoute sa marque personnelle, en insistant sur les lectures des poètes contemporains (Michel Leiris, René Char, Louis-René Des Forêts...), sur la rencontre avec de grands acteurs, (Alain Cuny, Maria Casarès, Jeanne Moreau), sur la musique contemporaine avec le Centre Acanthes, les traditions extra-européennnes (musique indienne, africaine, pakistanaise, iranienne...) ou encore avec la présentation du Ramayana par différents pays d'Asie du Sud-Est.

Du Mahâbhârata, présenté par Peter Brook à la carrière de Boulbon, au programme traditionnel et musical de 1992 consacré à l'Amérique hispanique, Avignon s'ouvre, en effet, davantage à l'étranger. Le Festival n'en reste pas moins le point focal de grandes aventures du théâtre français, convenant à des spectacles de dimensions hors normes qu'il serait difficile de présenter ailleurs, comme l'intégrale du Soulier de satin de Paul Claudel, mis en scène par Antoine Vitez ou encore la projection dans la Cour d'honneur avec orchestre de grands films muets du répertoire cinématographique : Intolérance de Griffith en 1986, Octobre d'Eisenstein en 1989.

En 1993 Bernard Faivre d'Arcier revient au Festival pour un nouveau mandat en compagnie de Christiane Bourbonnaud, directrice administrative de la manifestation, avec, pour nouvelle ambition, de faire d'Avignon l'un des pôles européens du théâtre.

L'édifice s'est consolidé avec un budget renforcé, un public de plus de 100 000 entrées, pour une quarantaine de manifestations chaque été qui se déclinent en plus de 300 représentations, réparties sur une vingtaine de lieux scéniques, très différents les uns des autres.

Le Festival continue d'être le rassemblement de la création française avec des metteurs en scène reconnus comme Jacques Lassalle, Didier Bezace, Alain Françon ou Stuart Seide et une nouvelle génération représentée par Olivier Py, Stanislas Nordey ou Éric Lacascade, et des chorégraphes comme Angelin Prejlocaj, Mathilde Monnier ou Catherine Diverrès. Il poursuit l'ouverture internationale en invitant des spectacles traditionnels et contemporains des cultures extra-européennes : Japon, Corée, Taiwan, Inde, Amérique latine et de grands artistes européens tels que Pina Bausch, Declan Donnellan, Romeo Castellucci et Alain Platel. Il s'ouvre aussi aux pays d'Europe centrale et orientale avec une saison russe en 1997 et en créant Theorem, association de théâtres et de festivals qui souhaitent produire et diffuser de jeunes artistes de ces pays comme Oskaras Korsunovas, Grzegorz Jarzyna, Krzysztof Warlikowski, Arpàd Schilling...

En 2003, le Festival a été annulé à cause des mouvements de grèves qui traversent le spectacle vivant en France. Cette crise a été provoquée par la modification des règles d'indemnité chômage des intermittents du spectacle, fragilisant dangereusement leur protection sociale.

2003 - 2013

De l'édition 2004 à celle de 2013, Hortense Archambault et Vincent Baudriller dirigent ensemble le Festival. Ils placent au cœur de leur démarche la rencontre entre la création artistique et un large public. Dès le début de leur mandature, ils ont décidé de s'installer avec l'équipe du Festival à Avignon, pour y inventer le Festival en compagnie des artistes. Ils resserrent ainsi les liens du Festival avec son territoire, ses partenaires locaux, et développent des actions toute l'année destinées au public de la région, notamment les jeunes spectateurs. Ils renforcent dans le même temps les relations avec l'Europe, afin de faire du Festival un carrefour de la culture européenne. Le Festival s'investit dans l'accompagnement des équipes artistiques pour le montage financier et technique de leurs créations comme pour la diffusion des spectacles en France et à l'étranger.

Une autre nouveauté de leur projet consiste à associer un ou deux artistes à la préparation de chaque édition. Avant de composer le programme, ils dialoguent avec ces « artistes associés » pour se nourrir chaque année d'une sensibilité, d'un regard différent sur les arts de la scène et la création. Ainsi en 2004, avec le metteur en scène Thomas Ostermeier, directeur de la Schaubühne de Berlin, le Festival a mis en avant un théâtre de troupe qui s'engage sur les questions sociales et politiques de son temps. Avec l'artiste anversois Jan Fabre en 2005, le Festival a provoqué de multiples rencontres et échanges entre mots, corps et images, entre arts de la scène et arts visuels, questionnant leurs frontières. En 2006, avec le chorégraphe de culture hongroise Josef Nadj, la 60e édition a pris une coloration plus onirique et proposé un voyage vers d'autres formes artistiques et d'autres cultures. En 2007, avec le metteur en scène français Frédéric Fisbach, le Festival a fait la part belle à toutes les écritures et à la relation entre les artistes et le public. Avec l'actrice française Valérie Dréville et l'artiste italien Romeo Castellucci, l'édition 2008 a entrainé le public vers des territoires inattendus, au-delà des mots, au-delà des images, ouvrant sur le mystère de l'humain. En 2009, l'auteur et metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouawad faisait s'interroger le Festival sur la narration, tandis qu'en 2010, le metteur en scène suisse Christoph Marthaler et l'écrivain français Olivier Cadiot, tels "deux artistes anthropologues", mêlaient culture savante et populaire pour saisir au plus près l'homme contemporain. En 2011, ce fut au tour du danseur et chorégraphe Boris Charmatz d'explorer, avec le Festival, la place d'artiste associé. L'édition 2012, s'est imaginée ensuite en complicité de l'acteur et metteur en scène britannique Simon McBurney. En 2013, le 67e Festival d'Avignon a réuni à nouveau deux artistes associés : l'auteur, acteur et metteur en scène Dieudonné Niangouna et l'acteur et metteur en scène Stanislas Nordey, portant chacun leur regard sur la création contemporaine aujourd'hui.

 

Si chaque édition est différente des autres, fondée sur une certaine diversité des regards, la création contemporaine reste au centre du Festival et de sa programmation, avec sa prise de risque et la confiance placée dans les artistes. La plupart d'entre eux créent spécialement des œuvres pour Avignon et son public, ce qui est la manière la plus aiguë d'interroger les esthétiques d'aujourd'hui. Ce « risque » artistique demeure une richesse du Festival, où les spectateurs, quels qu'ils soient et de quelque horizon, milieu, culture, pays qu'ils proviennent, puisent une si singulière excitation face à un classique revisité comme devant un texte d'aujourd'hui, face à une chorégraphie contemporaine comme devant une expérience d'installation visuelle. Le Festival d'Avignon offre au spectateur le plaisir de la découverte avec celui de la réflexion, faisant de la ville un forum d'où se dégage une atmosphère d'engagement dans son temps et du théâtre un espace propice au dialogue et aux débats, parfois passionnés, pour les artistes et le public.

BORDS DE SCÈNE

CE THÉÂTRE QUÉBÉCOIS PLURALISTE

Le théâtre montréalais est de moins en moins blanc et homogène, questionnant aujourd’hui l’identité québécoise à partir de son pluralisme mais aussi de ses inconforts avec la diversité culturelle. On le constate dans nos pages depuis longtemps, mais voilà qu’un documentaire de Jean-Claude Coulbois, Nous autres, les autres,  tire les mêmes conclusions.

Philippe Couture Photo : Trois / Crédit: Ulysse Del Drago 9 mai 2016

L’été dernier, dans un article au sujet de la scène montréalaise dans la revue UBU Scènes d’Europe, j’écrivais que « la génération actuelle, plus métissée que les précédentes et moins complexée par l’altérité anglophone et allophone, est en train de bousculer le modèle du théâtre d’affirmation identitaire francophone et de célébration de la langue. Émerge un certain théâtre de la diversité culturelle ou de l’immigration, dans lequel l’expérience personnelle de l’immigrant sert à questionner l’identité québécoise, le rapport au territoire et aux questions déchirantes de laïcité, dans un théâtre autofictionnel intimiste qui bascule très fort vers le politique et le collectif. »

En suivant le travail de Mani Soleymanlou (Trois), d’Olivier Kemeid (Moi dans les ruines rouges du siècle) et d’Olivier Choinière (Polyglotte), le documentariste Jean-Claude Coulbois expose cette mouvance du théâtre québécois dans le film Nous autres, les autres. Il a eu le flair de sortir sa caméra au bon moment, s’immisçant dans les salles de répétition de trois spectacles se construisant simultanément et se faisant bellement écho.  Des œuvres décomplexées qui s’inscrivent dans un bouillonnement social incomparable au sujet de la diversité ethnique du Québec – laquelle est source de conflits comme de renouvellement culturel.  L’histoire du théâtre québécois retiendra certainement la décennie actuelle comme moment important de ce théâtre « pluraliste ». Il y aura désormais ce documentaire pour en fixer les images pour la postérité. Merci.

Le comédien Sasha Samar en répétition de Moi dans les ruines rouges du siècle, un spectacle inspiré de sa propre vie entre l'Ukraine et le Québec / Crédit: F3M sur demandePlein écran

Le comédien Sasha Samar en répétition de Moi dans les ruines rouges du siècle, un spectacle inspiré de sa propre vie entre l’Ukraine et le Québec / Crédit: F3M sur demande

La narrativité du docu est toutefois très classique et son parti pris d’entrer dans les salles de répétition en mode intimiste, sans solliciter de regards extérieurs aptes à fournir des analyses plus fouillées, offre un regard un peu étroit sur la question. Avec sa petite musique mélancolique, son style très convenu et ses images carte postale de Montréal la nuit, le film de Coulbois ne transmet pas non plus l’urgence contenue dans le travail de ces artistes. Mais il a le mérite de les laisser s’exprimer, souvent éloquemment, au sujet de leur travail.

« C’est important pour moi de tenter de représenter ma société autrement qu’en dépeignant une réalité blanche et francophone », dit Olivier Choinière. « Je me suis un jour rendu compte que je contribuais moi-même à portraiturer un Québec blanc qui est de moins en moins réel. Il faut faire l’effort de remettre ça en question. »

« L’école de théâtre est le premier endroit ou se développe cette homogénéité blanche francophone », dit Mani Soleymanlou. Un enjeu pas assez abordé, que ce film permet de mettre en lumière.

Mani Soleymanlou dirigeant une répétition de la trilogie Trois / Crédit: F3M sur demandePlein écran

Mani Soleymanlou dirigeant une répétition de la trilogie Trois / Crédit: F3M sur demande

À LIRE AUSSI : TROIS SERA RECRÉÉ EN FRANCE EN 2017

À tout cela, il faudrait ajouter, comme je le disais dans UBU, que « le théâtre montréalais s’internationalise de plus en plus, notamment quand il raconte la Palestine ou l’Afrique de l’Ouest via l’écriture, très politisée, de Philippe Ducros. Plus discrètement, le théâtre montréalais commence aussi à s’ouvrir au plurilinguisme, assumant de plus en plus fièrement sa posture de ville artistique bilingue dans laquelle ont toujours coexisté des communautés théâtrales francophones et anglophones. Ainsi entend-on résonner l’anglais et le français sur un pied d’égalité dans les spectacles documentaires d’Annabel Soutar ou dans un texte récent du comédien Emmanuel Schwartz (The weight), comme dans le travail de Catherine Bourgeois ».

NOUS AUTRES, LES AUTRES PREND L’AFFICHE CE VENDREDI, 13 MAI.

SUR LES SCÈNES

En plus de 887 (dont nous vous parlions la semaine dernière), ou du spectacle Les Zurbains (à l’affiche jusqu’au 13 mai), nous vous invitons à surveiller cette semaine les représentations de Plyball au Théâtre La Chapelle et d’Aller-retour au Théâtre de Quat’sous.  Je suis de mon côté allé voir Trainspotting et Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent. Compte-rendu.

TRAINSPOTTING

Jean-Pierre Cloutier (Tommy) et Lucien Ration (Mark) dans Trainspotting / Crédit: Pierre-Marc LalibertéPlein écran

Jean-Pierre Cloutier (Tommy) et Lucien Ration (Mark) dans Trainspotting / Crédit: Pierre-Marc Laliberté

Cette production de Projet Un et du Théâtre 1ere Avenue débarque à Montréal après avoir fait grand bruit à Québec, d’abord à Premier Acte en 2013, puis à La Bordée en 2015. Or, si la mise en scène fluide de Marie-Hélène Gendreau en fait un spectacle qui bouge et qui buzze, une pièce dans laquelle on ne s’ennuie pas, les intentions réelles du spectacle ne sont pas particulièrement claires et nous ont laissées perplexe.

En clair, le spectacle ne sait pas arrimer les scènes de désespoir physique (et de relâchement scatologique) avec la débandade politique écossaise que le texte évoque pourtant puissamment au début du spectacle et que la metteure en scène semblait vouloir explorer. La traduction par Wajdi Mouawad, en québécois très assumé, aurait d’ailleurs permis, à force de parallèles entre l’écartèlement identitaire québécois et celui de l’Écosse, d’accentuer le propos politique de l’écriture d’Irvine Welsh. Mais en se positionnant dans un entre-deux assez flou, l’action se situant en Écosse mais la langue s’ancrant dans le Québec, la mise en scène ne met pas particulièrement bien en relief les questions identitaires. Ou alors elle le fait bien maladroitement. Dommage.

Finalement assez proche du film de Danny Boyle, cette version de Trainspotting met en relief la dépendance aux drogues sans vraiment renouveler le regard. Elle s’attarde aussi à l’amitié sincère unissant Mark (Lucien Ratio) et Tommy (Jean-Pierre Cloutier), dans de nombreuses scènes touchantes, qui sonnent juste. Les acteurs, énergiques et investis, ne jouent pas toujours au diapason, ne dosant pas avec la même intensité les excès de leurs personnages.  Dans le mélange de fragilité et d’intensité qui les caractérise tous, il faut reconnaître que c’est Jean-Pierre Cloutier qui joue sur la note la plus juste.

JUSQU’AU 14 MAI AU THÉÂTRE PROSPERO.

POÉSIE, SANDWICHS ET AUTRES SOIRS QUI PENCHENT

À l'avant-plan, Benoît Landry, Nathalie Breuer et Eric Robidoux / Crédit: Yves RenaudPlein écran

À l’avant-plan, Benoît Landry, Nathalie Breuer et Eric Robidoux / Crédit: Yves Renaud

C’est la dixième année consécutive que ce spectacle désormais mythique est présenté à la 5e salle de la Place des Arts. Et la dernière, assure son concepteur Loui Mauffette, épuisé de mener le bal de cette affaire plutôt complexe avec sa distribution de 30 acteurs et d’artistes invités. Je n’avais pas revu le spectacle depuis 4 ans et m’y suis recollé avec beaucoup de plaisir, constatant l’ajout de nombreux textes et découvrant de nouveaux acteurs dans un contexte festif et ludique. Poésie, sandwichs et autres soirs qui penchent est un banquet de mots et de sens, une grande fête qui décoince la poésie en la faisant vibrer dans les cordes vocales mais aussi dans les corps. Les mots des poètes y sont sensuels, indignés, mélancoliques ou sereins : le spectacle les lance dans toute leur force et les offre à la ronde en les départageant à plusieurs voix et sur plusieurs tons.

L’expérience varie un peu de soir en soir, mais hier, on a particulièrement vibré aux mots de Simon Lacroix, dont le poème Ta bouche était incarné très physiquement par Marion Barot et Gabriel Lemire (un petit nouveau tout juste sorti du Conservatoire). Moment de grâce aussi quand Sébastien Ricard a pris la guitare pour chanter Le répondeur, du regretté Dédé Fortin.  Les mots de Jim Morrisson, énoncés au milieu d’affriolantes caresses collectives, offrent encore l’un des meilleurs moments du spectacle. Le bateau ivre, de Rimbaud, incarné par un Francis Ducharme envoûtant, ça ne se refuse pas non plus. Comme d’ailleurs Montréal brûle-t-elle?, d’Hélène Monette, un texte lancé poing fermé par Anne-Marie Cadieux. Un vrai plaisir du printemps.

Vous êtes ici :Accueil/À la une /Josiane Balasko : « Ce texte de Simone de Beauvoir est un ovni ! »

Josiane Balasko : « Ce texte de Simone de Beauvoir est un ovni ! »     

15 février 2018/dans À la une, Les interviews, Lyon, Paris, Théâtre /par Stéphane Capron

photo de Pascal Victor/ArtComArt

photo de Pascal Victor/ArtComArt

Allongée sur un sofa orange, Josiane Balasko raconte la nuit blanche d’une femme meurtrie, isolée et rejetée par sa famille dans l’un des pires moments de l’année: la nuit de la Saint-Sylvestre. Lors de cette nuit sombre, elle passe en revue sa vie -souvent douloureuse- de mère et d’épouse. Dans un langage très cru et audacieuxFemme Rompue de Simone de Beauvoir colle à la peau de la comédienne. Les lumières soignées d’Eric Soyer et la musique tendue de Mako ajoutent de la tension à ce spectacle sur le fil où Josiane Balasko joue constamment dans la position allongée. Créé en tournée, repris au Théâtre des Bouffes du Nord, le spectacle s’installe au Théâtre Hebertot.

Êtes-vous une grande lectrice de Simone de Beauvoir ?

Et non cela m’a toujours apparu rebutant. J’ai arrêté mes études au niveau du Brevet et je n’ai rien lu d’elle dans ma jeunesse. Je savais qui elle était et j’avais beaucoup de respect pour cette grande féministe qui a fait avancer la cause des femmes mais je ne connaissais pas ses écrits. Maintenant je commence à me plonger dans son œuvre.

Quel a été votre première réaction en lisant le texte ?

J’ai été surprise car c’est un ovni dans son écriture. Les spectateurs qui ne connaissent pas le texte sont stupéfaits et nous demandent si on ne l’a pas modifié. On n’a rien rajouté, aucun mot. On a juste fait quelques coupes. Tout ce que je dis, c’est la pensée de Simone de Beauvoir. C’est très grossier, très cru.

C’est une femme seule, un soir de Réveillon du 31 décembre, la solitude l’empêche de s’endormir

Les nuits blanches sont terribles, surtout celle-là alors que beaucoup de monde fait la fête. Cela doit être très déprimant. Elle a toutes les raisons de se morfondre parce que on l’a sent bannie du clan familial. Elle est rejetée parce qu’elle n’a pas réussi à être ni une mère exemplaire, ni une épouse exemplaire. Le texte est un puzzle. Elle donne peu à peu des indications. Les personnages se dessinent au fil de l’histoire. L’univers se reconstitue. Et l’on comprend pourquoi en ce soir de fête elle est exclue. Sa fille s’est suicidée et on lui reproche d’en être la cause. Elle vit avec cette culpabilité. Elle est dans le déni permanent. Elle se ment à elle-même.

Cette femme parle aussi beaucoup de sexe

Oui cela revient tout le temps. Elle imagine sa mère faisant l’amour avec son ex mari, elle imagine les voisins du dessus dans une orgie, et puis à la ligne suivante elle affirme ne jamais penser à ces choses-là. Elle se persuade de son innocence.

Et vous jouez dans une position particulière, le plus souvent couchée

Ce n’est pas facile. Il faut trouver son centre de gravité car on a l’habitude de jouer debout. J’arrive sur scène et très vite je m’allonge. Et je ne quitte plus ce sofa qui n’est pas un lit,ce pourrait être un sofa de psychanalyste. Je suis clouée dans cette position pour cette nuit blanche qui est une nuit noire pour cette femme.

Propos recueillis par Stéphane Capron – www.sceneweb.fr

Théâtre du Boulevard

 

Louis Léopold Boilly, l'Entrée de l'Ambigu-Comique

Consulter aussi dans le dictionnaire : boulevard

Terme général pour désigner le répertoire des salles situées autrefois sur le boulevard du Temple, puis sur les Grands Boulevards de Paris, et dont le caractère d'abord populaire et mélodramatique, puis bourgeois et facile, s'oppose à la fois au répertoire des grandes scènes traditionnelles et aux recherches du théâtre d'avant-garde.

THÉÂTRE

L'expression « théâtre de boulevard » désigne un genre de théâtre conventionnel, qui vise uniquement à plaire, par des effets faciles. C'est sur l'ancienne promenade des Remparts, devenue boulevard du Temple, que s'ouvrirent au xviiie siècle un certain nombre de théâtres populaires : Nicolet y fonde en 1759 la Gaîté ; Audinot, rival de Nicolet, l'Ambigu-Comique ; Volange, les Variétés-Amusantes, etc. Le genre qui remporte, à la fin du xviiie siècle, le plus de succès est le mélodrame, mais on donne aussi des vaudevilles ou des numéros de cirque.

Les origines

Cependant, la naissance effective du théâtre de boulevard peut être datée du décret de Napoléon Ier concernant les théâtres (8 juin 1806).

Mimes et pantomimes

Louis Léopold Boilly, l'Entrée de l'Ambigu-ComiqueLouis Léopold Boilly, l'Entrée de l'Ambigu-Comique

L'empereur, qui méprisait la comédie et le drame, voulait ressusciter un grand théâtre tragique, d'inspiration héroïque et apologétique ; par ailleurs, le théâtre populaire lui semblait susceptible de devenir un instrument de subversion. Par ce décret, les théâtres principaux, la Comédie-Française et l'Opéra, sont consacrés à un art impérial officiel, tandis que les théâtres secondaires : Vaudeville, Variétés, Ambigu-Comique, Gaîté, etc., sont voués à des spectacles muets, c'est-à-dire à la pantomime, au ballet, aux numéros des acrobates et des jongleurs. Ce décret entraîna la désaffection des salles officielles, et de leurs ennuyeuses tragédies néoclassiques, par le grand public qui reflua rapidement vers le boulevard.

Après la chute de l'Empire, les spectacles muets continuent à avoir la faveur du public : on adapte Hamlet en pantomime (1816) et Othello en ballet (1818). En 1817, les spectateurs des Funambules découvrent le mime Jean-Gaspard Baptiste Deburau, qui devient un célèbre Pierrot. Le mouvement prime encore la parole : Frédérick Lemaître lui-même, débutant en 1816, fait son entrée sur scène en marchant sur les mains.

Vers un théâtre des mots

À ce théâtre muet, gestuel et direct, succède, sous la seconde Restauration, un théâtre fondé sur le mot et les situations ; c'est, d'une part, le mélodrame, avec les pièces de Pixérécourt, de Caignez, de Ducange ; d'autre part, le vaudeville.

Toutefois, en marge du romantisme, le théâtre historique, où excelle Alexandre Dumas, connaît également un grand succès populaire. Dumas fait construire en 1849, boulevard du Temple, un théâtre historique qui, malgré le triomphe du Chevalier de Maison Rouge (134 représentations), dut fermer dès 1850. Après Dumas, le théâtre historique dégénère avec Victorien Sardou (1831-1908).

Le règne du vaudeville

Georges Feydeau, Occupe-toi d'AmélieGeorges Feydeau, Occupe-toi d'Amélie

Tout au long du xixe siècle, mais principalement de 1820 à 1860, le vaudeville constitue une part importante de la production théâtrale ; souvent écrites en collaboration par plusieurs auteurs, les pièces de vaudeville rivalisent de médiocrité avec les mélodrames, sans être rachetées par la mise en scène spectaculaire dont ceux-ci bénéficient. Dès 1839, Théophile Gautier peut écrire : « Le théâtre n'est plus aujourd'hui qu'une entreprise industrielle, comme une fabrique de sucre de betterave ou une société pour le bitume. » Eugène Scribe (1791-1861), dont les faciles comédies enthousiasment le public, est le premier des « fabricants de théâtre » qui vont se multiplier à la fin du xixe et au début du xxe siècle.

Georges Feydeau, Mais n'te promène donc pas toute nueGeorges Feydeau, Mais n'te promène donc pas toute nue

Sous le Second Empire, le théâtre est presque exclusivement commercial : après Scribe, Émile Augier (1820-1889 ; le Gendre de M. Poirier) et Alexandre Dumas fils se font avec profit les défenseurs des valeurs bourgeoises. Les comédies à trois actes et à trois personnages (le mari, la femme, l'amant) sont mauvaises, mais servies par d'excellents comédiens. Un seul auteur, Eugène Labiche, touche à la satire. Par la précision de son comique, Georges Feydeau traite en farces les thèmes stéréotypés du vaudeville.

La Belle Époque

À la Belle Époque, le terme de boulevard sert à désigner aux provinciaux et aux étrangers une spécialité bien parisienne. Sur les boulevards, on joue aussi bien un théâtre « d'idées », représenté par François de Curel, Brieux, Octave Mirbeau (les directeurs avisés des scènes du boulevard s'empressaient d'y attirer les auteurs qu'Antoine avait révélés), qu'un théâtre léger, « de digestion ». Henri Bataille (1872-1922) prétend à la critique sociale mais se contente de réintroduire le triangle du vaudeville en le dramatisant. Parmi les plus célèbres auteurs comiques de ce début de siècle, citons : Robert de Flers (1872-1927), d'abord associé avec Gaston Arman de Caillavet (1869-1915) pour l'Habit vert, puis avec Francis de Croisset (1877-1937) ; Alfred Capus (1857-1922 ; la Bourse ou la Vie, 1900). C'est une image grossie, mais sans nuance critique, de leur propre existence que les grands bourgeois trouvent sur les scènes du boulevard.

Autour de Sacha Guitry

Sacha GuitrySacha Guitry

Après la Première Guerre mondiale, le boulevard connaît un changement de public, dû à l'apparition de nouvelles couches sociales : anciens artisans devenus industriels, commerçants enrichis… qui prennent la relève de la haute bourgeoisie d'avant guerre. Le théâtre de boulevard qui fut, à l'origine, un théâtre du peuple, en s'adaptant à ce nouveau type de spectateurs, tend à se démocratiser.

Le public ne vient plus y chercher l'image, même schématique, de sa propre vie ; mais, au contraire, un espace complètement artificiel, régi par un petit nombre de conventions, où évoluent des personnages semblables, sans classe ni réalité sociale, réduits à leur seule fonction scénique : l'échange de bons mots. À cet égard, nul doute que le plus grand auteur de boulevard de ce siècle fut Sacha Guitry qui connut le succès dès 1911 avec Un beau mariage. Cet auteur, qui tenait le sujet pour indifférent, savait qu'une mince anecdote, un bon mot, un décor mondain suffisaient à la réussite d'une pièce de boulevard. C'est l'inactualité même des pièces de Guitry (nul n'a moins que lui reflété son époque) qui fut le gage de leur succès. À côté de lui, mentionnons : Alfred Savoir (1883-1934), Maurice Donnay (1859-1945), Paul Géraldy (1885-1983).

Nouvelle génération d'auteurs

 

Cependant, une génération d'auteurs nés vers 1900 va tenter de donner au théâtre de boulevard la dimension littéraire et dramatique qui lui manque. Il s'agit principalement de : Marcel Achard qui, dans ses premières pièces, apporta une certaine poésie onirique : Jean de la Lune (1931) ; Marcel Pagnol qui aborda la satire avec Topaze (1928) et la peinture sociale avec sa trilogie marseillaise, Marius, Fanny, César ; Jean Anouilh qui fit de ses Pièces roses et Pièces noires d'acerbes critiques de mœurs. Moins ambitieux, mais doué d'une technique solide, André Roussin se plaît, notamment dans la Petite Hutte (1947), à utiliser d'une manière insolite les situations du boulevard traditionnel. Ce boulevard, d'ailleurs, n'est pas mort. Presque aussi nombreux aujourd'hui qu'au début du siècle, des spécialistes continuent à « fabriquer » des pièces selon des procédés éprouvés depuis plus de cent ans. On retrouve dans ces pièces les mêmes chassés-croisés, les mêmes quiproquos, presque les mêmes bons mots ; seul le décor change. Outre le tandem Barillet et Grédy, il faut citer Marc Camoletti (Boeing-Boeing, 1960), Marcel Mithois, Claude Magnier, Françoise Dorin… auxquels sont venus s'ajouter des acteurs-auteurs tels que Jean Poiret et Maria Pacôme. Aujourd'hui, on tend à désigner en bloc par « boulevard » un théâtre commercial, radicalement retranché des recherches dramatiques contemporaines.

« Un homme d’hier et une femme d’aujourd’hui »

« Un homme d’hier et une femme d’aujourd’hui », de Sacha Guitry (critique de Marie Tikova), Théâtre du Balcon à Avignon

Un homme et une femme, version Guitry

Sacha Guitry (1885-1957) auteur prolifique à la personnalité exubérante, a inventé un style bien à lui, où la légèreté et le cynisme dissimulent une réalité beaucoup plus sombre des mœurs de son époque. Alors pourquoi mettre en scène Sacha Guitry aujourd’hui ? Pur divertissement ou actualité du propos ?

On ne peut pas dire que Guitry ait eu un discours tant soit peu féministe, et le regard qu’il porte sur les femmes n’est pas aujourd’hui d’une grande modernité. L’intrigue ainsi que les personnages ne sont donc qu’une succession de clichés sur la trilogie du couple bourgeois que forment le mari, la femme et l’amant, le tout situé dans un univers de canapés douillets et de moquettes moelleuses. Mais la qualité de son écriture, la pertinence des répliques, les dialogues construits avec précision et efficacité, provoquent le rire et nous entraînent dans un gai tourbillon. C’est ça le charme et l’efficacité de Guitry : une écriture au scalpel

Laurent Ziveri, metteur en scène d’Un homme d’hier et une femme d’aujourd’hui, a composé son spectacle à partir de quatre pièces courtes. Dans un décor blanc immaculé, signé par Thierry Costanza – moquette épaisse, canapé confortable, lampadaire chromé – clin d’œil aux années cinquante, la mise en scène précise et rigoureuse replace le propos dans son contexte et lui restitue ainsi toute son efficacité. Les différentes pièces se situent dans ce lieu unique, et seul le déplacement du canapé permet de définir un nouvel espace de jeu. 

Quant à la modernité du propos ? Il est bien difficile de voir un lien quelconque entre les thèmes traités et les préoccupations actuelles du couple ou de la femme. Il s’agit là d’un pur spectacle de divertissement, et ce qui nous amuse, c’est justement le côté désuet des situations :

– une jeune comédienne confrontée à son metteur en scène et à l’auteur dans On passe dans huit jours ;

– un homme mûr et sa jeune maîtresse dans Un homme d’hier et une femme d’aujourd’hui ;

– un monsieur plein de préjugés confronté à son ancienne et infidèle maîtresse dans Un type dans le genre de Napoléon ;

– le mari, la femme et le futur amant dans Une paire de gifles.

Ces thèmes récurrents de la comédie de boulevard sont ici traités avec beaucoup de sérieux. Dommage qu’il n’y ait pas plus de légèreté et d’humour dans le parti pris de mise en scène et le jeu des acteurs. Exception faite de la jeune et ravissante Estelle Galarme, tout de rouge vêtue, qui passe avec habilité et brio de la légèreté au drame. ¶

Marie Tikova

Les Trois Coups

www.lestroiscoups.com

The Hollywood Theatre

Hollywood Theatre - 3/10 Wurlitzer, Style H "Special"
Portland, Oregon
4122 Sandy Blvd.
Organ installation timeframes:
1st organ, 3/10 Wurlitzer: 1927-1930's
2nd organ, 2/14 Robert Morton: 2004- (in progress)

 
 
Back to the Oregon Original Theatre Installations page

Proscenium view of the Hollytwood Theatre. Note organ console visible in orchestra pit.
 

Hollywood, c.1926

The Hollywood Theatre opened to the public on July 17, 1926 during the heydey of silent films and grandious picture palaces. With over 1500 seats, the theatre was one of the most ornate neighborhood theatres in the Pacific Northwest, readily identified by its unique Byzantine rococo tower. The art deco interior, with its false balconies and balustrades remains today, although currently disguised by the red floor-to-ceiling draperies.

When the theatre opened, general admission was 25 cents, loges were 40 cents, and children were admitted for only a dime. The mixed vaudeville and film fare featured an eight-piece orchestra and stage acts - sound was not to arrive on the screen until 1927. A highlight of the theatre was its $40,000 Wurlitzer pipe organ, used to accompany the movies and to augment the vaudeville acts.

Original lobby, c.1926

Hollywood, c. 1949

The first movie shown was Peter B. Keynes’ production of "More Pay-Less Work." General admission was 25 cents, loge seating cost 40 cents and children were admitted for 10 cents. There was an eight-piece orchestra and an organist Robert Clark accompanied the film. A variety of live acts filled out the evenings entertainment.

 
Photos and descriptive text from the Hollywood Theatre web site:

 

http://www.hollywoodtheatre.org

© 1999 Oregon Film and Video Foundation
 
The Hollywood organ was shipped from the Wurlitzer factory in April, 1927 as opus 1327, a Style H "special."
 
After being removed from the theatre, the Wurlitzer was installed in the Imperial Roller Rink in Portland. It was combined with several Gottfried ranks from a previous William Wood organ installed there. The organ was eventually removed to storage. It was owned for a time by the McDonalds restaurant chain.
 
In the late 1970's the instrument was purchased by John & Jane Dapolito of San Diego, California. They have completely restored and expanded the instrument to include additional pipe ranks and electronic stops by Chris Gorsuch.
 

Solo (House Right) side organ grille. Organ console in pit.
 

 
The new organ will incorporate parts from the former Bill Charles residence(Bellingham, WA) 2/14 Robert Morton that was donated by Pat Wickline, together with parts from other instruments.
 
In June 1998, a reception was held at the theatre for Mr. Leon Drews who was an opening organist for the Hollywood in 1926. At the time, Leon had just celebrated his 92nd birthday.
 

Hollywood, c.1979

 

© PSTOS, 1998-2014

Lien

Theatre-contemporain.net

Cate Blanchett: «Le théâtre est au cœur de ma vie»

Par  Armelle Héliot   Mis à jour le 13/03/2012 à 14:14  Publié le 12/03/2012 à 18:47

INTERVIEW - Star du cinéma, la comédienne est avant tout femme de la scène. Elle dirige une troupe en Australie. Ce mois-ci, elle joue pour la première fois à Paris, en anglais, dans Grand et petit de Botho Strauss au Théâtre de la Ville.

En 1980, à l'Odéon, la présentation de Gross und Klein de Botho Strauss dans une mise en scène de Peter Stein avec Edith Clever dans le rôle de Lotte fut un inoubliable événement. Deux ans plus tard au TNP- Villeurbanne, Claude Régy dirigeait une bouleversante Bulle Ogier. C'est avec cette mystérieuse héroïne que Cate Blanchett débute au théâtre à Paris. Le spectacle a été créé l'automne à Sydney dans une mise en scène de Benedict Andrews à la place de Luc Bondy qui, malade, n'avait pu se rendre en Australie. Entretien avec une femme pour qui le théâtre est essentiel.

LE FIGARO.- Quelle place tient  le théâtre dans votre vie?

Cate BLANCHETT.- Une place fondatrice. Une place au cœur même de ma vie. Je n'imagine pas ne pas jouer au théâtre. Je ne pensais pas au cinéma lorsque j'ai suivi les cours de l'Institut national d'art dramatique, notre conservatoire, à l'orée des années 1990. J'avais étudié les Beaux-Arts et un peu l'économie mais je signais quelques mises en scène avec un groupe. Le goût du jeu était en moi. Enfant, ma mère m'emmenait au théâtre… Cela n'a pas clairement déclenché une vocation mais quelque chose était en moi, qui palpitait…

Quels sont les grands rôles  que vous avez abordés au théâtre?

À l'école, j'ai beaucoup travaillé Électre. Je pense d'ailleurs que lorsque l'on va au plus profond de ces partitions de l'antiquité grecque, après, on est armé… J'ai la chance d'avoir aussi bien joué dans des classiques, «La Mouette», «Oncle Vania» de Tchekhov, «Hedda Gabler» d'Ibsen, que dans des pièces contemporaines. J'ai une tendresse particulière pour «Oleanna» de David Mamet, un face-à-face entre un professeur et son élève qui l'accuse de harcèlement. J'aime que le théâtre soit en prise avec le réel. Dernièrement, j'ai été Blanche Dubois dans «Un tramway nommé désir» de Tennessee Williams, mis en scène par Liv Ullmann.

Vous avez aussi, sous la direction de Benedict Andrews, incarné Richard II de Shakespeare. Au cinéma, vous avez été le jeune Dylan! L'acteur est-il comme l'onnagata japonais, ces hommes qui jouent les jeunes filles?

Cela a été une chance extraordinaire. Je n'ai pas de théorie sur l'«incarnation» au théâtre, dans le jeu en général. Il faut se garder de composer. Il faut trouver en soi les ressources qui font que tout apparaîtra évident au public. Au théâtre, être un roi shakespearien est un privilège. Mais il y a d'autres exemples que moi. Je sais que des femmes ont notamment joué le roi Lear. Avouons-le, son génie d'écrivain nous porte!

Écrite par Botho Strauss pour la troupe de la Schaubühne de Berlin, «Grand et petit» date d'une dizaine d'années  avant la chute du Mur. Est-ce que cela brouille le sens de l'errance de Lotte, aujourd'hui?

Non. D'abord, et je le souligne, la traduction de l'écrivain anglais Martin Crimp est remarquable. Il use d'une langue concise, précise, très rythmée. Son texte est une «recréation» en quelque sorte, une langue d'aujourd'hui. Quant à ce que saisissait Botho Strauss en 1978, lorsqu'il a écrit «Grand et petit», ce dont il témoignait au travers de l'errance de Lotte du Maroc jusqu'à l'Allemagne, je l'ai retrouvé à Sydney, en travaillant. Les grandes œuvres ont ceci de puissant qu'elles témoignent de leur époque et que, même plus de trente ans après, elles demeurent d'actualité.

Qui est Lotte?

Ah! C'est le mouvement même du spectacle qui seul peut répondre à cette question! N'est-ce pas merveilleux, d'ailleurs, ce travail si particulier qu'est celui du théâtre? Seul, nous ne sommes rien. Il y a les partenaires, une douzaine, l'équipe artistique, tout ce qui est choisi, décidé par le metteur en scène et qui littéralement «crée» Lotte, héroïne universelle. Une femme blessée qui renoue avec l'enfance en elle.

Comment avez-vous travaillé  avec Andrew Benedict?

C'est l'un des artistes les plus imaginatifs, originaux, du monde du théâtre, en Australie, aujourd'hui. Il est sensible, intelligent, vif. Il y a en lui une radicalité qui me plaît. Il travaille depuis de nombreuses années, en partie, à Berlin, à la Schaubühne. Il est donc le mieux placé pour comprendre Botho Strauss et revivifier Lotte et son errance. Grâce à lui Lotte, comme les personnages qu'elle rencontre, sont d'aujourd'hui.

Êtes-vous heureuse de jouer à Paris?

Comme vous le savez, Luc Bondy auraît dû signer la mise en scène. Malade, il a dû renoncer. J'espère qu'un jour je travaillerai avec lui. J'ai une profonde admiration pour lui, pour sa manière poétique et bouleversante d'éclairer les textes et de diriger les acteurs. Le spectacle est une coproduction de la Sydney Theatre Company et d'institutions européennes. Paris est une étape essentielle! J'aime le théâtre et j'aime jouer à l'étranger. On s'embarque. On part… Avec Lotte, j'ai le sentiment de partir en voyage. Elle est dans l'indécision, j'essaie de savoir où je vais tout en laissant une grande place à l'incertitude.

«Big and Small», du 29 mars au 8 avril,  en anglais surtitré en français. Théâtre de la Ville: 01.42.74.22.77.  www.theatredelaville-paris.com

À Sydney, un foyer pour se ressourcer après le cinéma

À Sydney, Cate Blanchett dirige, avec son mari l'écrivain et scénariste Andrew Upton, la Sydney Theatre Company, l'une des institutions les plus importantes d'Australie. Quatre salles, vingt productions par an… «Ce théâtre, c'est mon point fixe, explique la comédienne. Le lieu où l'on se reprend, l'on se concentre. Le cinéma, qui me passionne aussi, me conduit souvent loin. J'ai besoin de ce foyer qu'est un théâtre, une maison de théâtre, comme j'ai besoin de ma propre maison. Je suis au plus près de mes trois garçons. J'aime être proche d'eux et partager avec eux le plus possible de moments uniques. Nous ne sommes pas seuls, Andrew et moi. Un théâtre, c'est une équipe, tout un équipage. Et il ne s'agit pas seulement de produire des spectacles mais d'organiser des lectures, de découvrir des auteurs nouveaux, de former les jeunes, artistes comme public.»

Cate Blanchett souligne également comment le théâtre offre «la possibilité d'être en prise avec la société, le réel, la réalité du pays. C'est un aspect fondamental de notre engagement. Andrew Upton et moi nous ne pourrions pas être coupés de ce qui advient dans notre pays comme dans le monde. Notre théâtre est ouvert. Nous travaillons avec les établissements scolaires, les associations. Nous ne voulons pas d'un art qui ne soit que pure esthétique. Le théâtre n'est vraiment intéressant que s'il se partage, que s'il dépasse la situation artiste sur le plateau - spectateur dans la salle. Le théâtre éveille, réveille.»

Si elle ne s'est jamais produite en France, elle a déjà joué en Europe, à Londres notamment.

Benedict Andrews, qui lui a confié le rôle de Richard II dans un grand cycle Shakespeare et la dirige dans Lotte, ne tarit pas d'éloges. «C'est une très grande comédienne, dit le metteur en scène. Mais un tempérament fort et dans Grand et Petit, cela étonnera peut-être, Cate est aussi un clown. Le personnage est à la fois une sainte et une folle. La Lotte de Cate est un fou et un prophète…»

LIRE AUSSI:

» Cate Blanchett à l'épreuve du feu

» EN IMAGES - L'actrice Cate Blanchett

Armelle Héliot

Auteur - Sa biographie

Suivre  72 abonnés

 

Le théâtre chinois au XXème siècle

La création en 1907 de la pièce d’Alexandre Dumas fils, la Dame aux Camélias dans une traduction chinoise par des étudiants chinois à Tokyo est considérée comme le point de départ du théâtre parlé en Chine. L’année suivante c’est au La Case de l’Oncle Tom. Principalement par le canal d’étudiants revenant de l’étranger, la découverte par les chinois du théâtre occidental ou du théâtre japonais d’inspiration occidentale au début du XXème siècle fait naître plusieurs formes qu’on appelle tour à tour nouveau théâtre ou théâtre civilisé . Le théâtre devient un instrument de prise de conscience politique et de modernisation ; Etudiants et théâtre de rue s’engagent  dans des mouvements pour  sauver la Chine. Le climat intellectuel en ébullition de l’époque produit une masse de suggestions pour réformer, moderniser voire abolir  les genres traditionnels. Dans les Années 20 et 30, l’influence d’Ibsen est la principale source d’inspiration des intellectuels chinois dans leur recherche d’un théâtre parlé convainquant. Le travail le  plus représentatif de cette période est « l’orage » de Cao Yu (1935) ; Dans les régions contrôlées par les communistes, ses pièces sont jouées aux côtés de celles de Gorki ou de Nicolas Pogodine. L’Opéra de Pékin quant à lui, grâce à la célébrité de l’acteur Mei Lanfang, parvient au zénith de sa popularité pendant la période républicaine, s’autoproclamant théâtre national  et parcourant le monde tandis qu’un nouveau public apparaît avec la naissance de genres comme le Yueju dans le Zhejiang, uniquement interprété par des femmes et le Huju en dialecte Shanghaien.

En 1949, la République Populaire de Chine décrète la nationalisation des théâtres et répartit les acteurs dans des genres d’opéra-théâtres clairement définis interprétés par des compagnies d’état. Une partie du répertoire traditionnel est banni ; d’autres sont réécrites selon les directives culturelles du PCC, on élimine notamment les aspects érotiques, misogynes et religieux. Dans le théâtre parlé, la Maison de Thé de Lao She (1957) offre une vision nuancée de toute la première partie du siècle tandis que le théâtre historique de Guo Moro se conforme à l’historiographie officielle du PCC. Durant la Révolution Culturelle (1966 – 1976), les troupes sont démantelées et, seuls les spectacles en costumes modernes sur des thèmes révolutionnaires sont autorisés. Nombre de figures du théâtre chinois sont persécutées.

Lorsque les troupes sont reconstituées à la fin des Années 70, théâtre traditionnel et  théâtre parlé reconquièrent leur popularité ; mais c’est alors la télévision qui sape progressivement  la scène théâtrale. Le metteur en scène Lin Zhaohua et le dramaturge Gao Xingjian façonnent  dans les années 80 un théâtre de l’absurde, existentialiste rejetant le réalisme. Les deux dernières décennies voient se développer compagnies indépendantes et contacts avec l’étranger et Taiwan (où danse et théâtre expérimental ont prospéré et où la coupure théâtre traditionnel et théâtre parlé est moins nette). Certaines troupes traditionnelles se demandent s’il est pertinent de transmettre ce riche héritage codifié à un  public contemporain et relèvent le défi en se tournant vers des formes occidentales, le théâtre parlé et l’adaptation de fictions. Dans le domaine du théâtre parlé, les noms de Meng Jinghui et plus récemment Wang Chong cherchent leur voie dans des formes expérimentales radicales.

Josh Stenberg

 

Facebook

Site créé par Didier Celiset

https://www.facebook.com/celisetdidier/